«Le bout de la mer» de Fadhel Jaïbi : Notre Médée et nous

 

Déception, destruction et séquestration sont les trois mots clés du procès d’une femme souffrant du «Syndrome de Médée». La nouvelle création théâtrale de Fadhel Jaïbi est irrésistible et criante de vérité.

Fadhel Jaïbi, dont les œuvres sont profondément ancrées dans la mémoire des amateurs de théâtre, est l’un des plus importants metteurs en scène tunisiens. Véritable institution, Jaïbi crée l’évènement à chacune de ses créations. «Le bout de la mer», produite par Le Théâtre national tunisien en partenariat avec le Centre des arts de Djerba, une pièce exacerbée très largement inspirée de «Médée», a été présentée au 4e Art.

Enrichie du parcours prolixe de son auteur, la pièce prend une dimension métaphorique dépassant la tragédie classique sanglante et maudite adaptée des milliers de fois depuis sa création. Les personnages sont les mêmes, mais ils sont transposés dans l’actualité tunisienne d’ici et maintenant. Avec la même radicalité, Médée, «la barbare» venue du Yémen répudiée par son époux Jason, est métamorphosée par Atika (Salha Nasraoui, sublime).

La pièce s’ouvre sur un paysage aquatique. La mer, une nuit de pleine lune, Hamadi Jazi (Jason) est assis sur une table face à la mer. Atika (Médée) le rejoint. La mer est houleuse. Elle augure da la suite des événements mouvementés. La Médée d’Euripide est transposée dans notre époque actuelle ici et maintenant. Amour passionnel et cruauté sans limites qui vont conduire Atika, la Yéménite, à la prison puis à l’hôpital psychiatrique.

Hamadi est en voyage d’affaires au Yémen. Il rencontre Atika dans la bibliothèque de celui qui deviendra son beau-père. Il est fasciné par un précieux manuscrit qu’il tente de récupérer à tout prix. Atika, follement amoureuse, vole le document et part avec lui en Tunisie. Dans leur traversée en mer, elle dépèce son propre frère et le précipite dans les profondeurs pour couvrir sa fuite. De cette liaison naissent deux enfants : Ali et Hédi que la mère indigne tuera puis jettera dans le large par vengeance de son mari qui l’a trahie et répudiée en voulant épouser une autre femme.

Le procès d’Atika

En quoi cette adaptation est-elle différente de la Médée d’Euripide ? Et quel est son intérêt aujourd’hui ? Fadhel Jaïbi a choisi de faire le procès de cette femme monstrueuse, victime d’un destin qu’elle a elle-même élaboré en s’abandonnant dans un horizon inconnu et en sacrifiant sa vie pour un homme véreux. Hamadi, en témoin, est face à une juge d’instruction qui le tripote au sujet de son ex-Atika et de leur relation. La juge n’y va pas de mainmorte et farfouille dans son passé et le menace de corruption et de tentative d’atteinte à la sûreté de l’Etat, d’autant plus qu’elle découvre en le fouillant une arme à feu.

Puis, c’est au tour d’Atika de se présenter devant la juge qui l’interroge sur les raisons qui l’ont conduite à tuer ses enfants puis de les jeter dans la mer. Atika, jetée en prison, a subi les violences des détenues, se présente dans un second interrogatoire les mains ensanglantées. La juge décide de mettre à sa disposition une avocate connue pour sa défense des minorités et des droits de l’Homme, et ce, aux dépens d’Atika qui refuse toute aide.

Mais l’interrogatoire ne se déroule pas dans de bonnes conditions. La juge et l’avocate s’accusent l’une l’autre dans un règlement de compte d’une violence inouïe. Atika, la mort dans l’âme, est soumise à la reconstitution des faits, ce qui représente pour elle un supplice. Elle ne regrette pas son acte et dit que si elle devait recommencer, elle le referait. A l’issue de l’interrogatoire, la juge décide de la soumettre à un psychiatre. Atika, furieuse et déchaînée, profère toute la douleur qu’elle ressent en poussant des cris et des imprécations. Comme un animal blessé, elle finit par exploser dans un langage désarticulé assénant des vagissements qui résonnent dans l’espace.

Au cours de sa rencontre avec le psychiatre qui l’interroge sur son enfance, sa relation avec ses parents et ce qui l’a amenée à exécuter un infanticide, Atika lui renvoie la balle : «Toi qui es-tu, homme ou femme, ou entre les deux». L’entretien révèle que l’acte criminel est non pas un acte meurtrier de vengeance, mais un sacrifice. Le fait de livrer les enfants à la mer, c’est une manière de les renvoyer dans son ventre.

Atika n’est plus aux yeux du spectateur une barbare, ni simplement une victime, mais une femme rebelle, libérée et enfin affranchie d’un passé douloureux désormais disparu avec la mort de son mari et de ses enfants, qui a choisi son propre destin et n’a pas attendu le verdict de la justice, ni non plus celui de la médecine pour s’embarquer dans un voyage sans retour et de se diriger vers les abîmes rejoindre ses enfants dans un monde impénétrable où seul règne le bruit de la houle. Quant à Hamadi, il a lui aussi jugé de son sort en se tirant une balle dans la tête.

Jaïbi s’affranchit du mythe de Médée, et donne à cette création une nouvelle valeur temporelle et une vision politique et fait le procès du système judiciaire et pénitencier actuel, ainsi que du milieu hospitalier psychiatrique en particulier, mais aussi les relations entre la Tunisie et le Yémen et entre l’homme et la femme et les interdits familiaux. Le metteur en scène est intrépide dans le traitement d’un texte fort et moderne et une scénographie épurée sans aucun artifice. La pièce repose essentiellement sur le jeu des acteurs crédibles et généreux qui ont su donner sens à leur personnage : Salha Nasraoui (Atika), Mohamed Chaâbane (Hamadi), Rim Ayed (la juge), Sihem Akil (l’avocate) et Hamadi Bejaoui (le psychiatre). «Le bout de la mer» est une création profonde et troublante qui ne laisse pas indifférent malgré une approche extrême et quelques longueurs qui peuvent être évitées. Une vraie leçon de théâtre qui mérite tous les égards.

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