Habib Kazdaghli, historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine, à La Presse : « Ce qui a changé, c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire… » (vidéo)

Erudit, spécialiste de l’époque contemporaine, La Presse a donné la parole au Dr Habib Kazdaghli, afin qu’il nous commente les chamboulements universels en cours vécus par de nombreuses sociétés à travers le monde. Du soulèvement du peuple américain au mouvement « Black Lives Matter », en passant par le racisme en Tunisie, la place des minorités, jusqu’au décès d’Albert Memmi, cet entretien s’avère crucial pour mieux cerner notre présent universel en effervescence.    

Vous êtes historien, universitaire, spécialiste de l’époque contemporaine. Les Etats-Unis sont actuellement secoués par des manifestations relativement violentes dues à un énième crime racial commis par les forces de l’ordre. Comment appréhendez-vous cette situation ? 

Cet acte inhumain s’est reproduit encore une fois dans le pays de la « démocratie » et des « droits humains ». Evidemment, il y a eu des luttes comme « la guerre de sécession » et des revendications de la part des Noirs qui sont citoyens américains au même titre que les autres, y compris les Blancs, qui sont venus d’Europe autrefois. Mais les deux races n’ont pas migré pour les mêmes raisons ni dans les mêmes conditions, ou contextes. Il y a eu des luttes depuis le 19e siècle, plus ou moins, rangées depuis l’indépendance des Etats-Unis. Il y a un mouvement civique très important qui a eu lieu pendant les années 60, dirigé par le pasteur Martin Luther King, et on a pensé à cette époque que son rêve allait être réalisé avec des lois, et concrètement, sauf que les lois ont peut-être été annoncées mais leur application ou la pratique ancestrale basée sur le racisme n’a clairement pas suivi : des inégalités ont persisté et légitimé la ségrégation. « I can’t Breathe », — Je n’arrive plus à respirer — concrétise mes dires : concernant cet acte regrettable, la victime est peut-être fautive, mais c’est au tribunal d’en juger et ça n’appartient pas à un policier de race blanche de mettre à exécution ce qu’il pense être le « crime » commis, si jamais il y a « acte criminel ». L’agresseur savait que sa victime était en train de mourir et a persisté, en lui refusant même le droit de respirer. C’est à la justice et au tribunal d’en juger, surtout s’il y a eu réellement délit. D’où la révolte magnifique qui n’est pas celle des Noirs seulement : il s’agit bien d’un soulèvement du peuple.

Il y a eu dans toutes les sociétés du monde — contrairement aux idées reçues — des a (dé)ppréciations à l’égard de la société américaine, souvent soit adulée, soit détestée, notamment à cause de la politique des USA menée avec Israël. Il y a un peuple américain, des valeurs américaines et évidemment des rapports de force : il s’agit d’une révolte contre cet acte racial aggravé par la présidence exécrable de Trump et de sa gestion récente catastrophique du coronavirus qui a fait plus de 110.000 morts et plus de 40 millions de chômeurs. Nous pouvons critiquer la politique américaine quand on est concerné, mais dans ce cas c’est au peuple américain de décider de son sort et de changer ceux qui le gouvernent, comme il nous appartient à nous-même de le faire dans un régime démocratique. 

Quelle serait l’issue de cette situation chaotique, d’après vous ?

Les Etats-Unis sont en pleine année électorale, et cela va sûrement exacerber les clivages. C’est une année très difficile, il ne faut pas se leurrer. Il y a une partie de l’opinion qui soutient le rôle de la police. Comme le racisme est le fruit d’une inégalité, il y a une partie qui considère que la police doit gérer la situation d’une manière forte. Si l’Etat ne joue pas un rôle important et n’essaye pas de recréer l’union autour de la loi et si on continue à dire que la police a tort et les autres ont raison, on ne peut voir que des excès et des éclatements. Il s’agit d’une lutte qui se fait au sein de la nation américaine. Et c’est aux Américains de la mener. Il y a des répercussions et à Tunis, j’ai moi-même participé à une marche pour soutenir ce mouvement. On peut parler d’un élan de solidarité universel.   

Quelles sont les conséquences à l’échelle mondiale ?

En tout cas, l’élan de solidarité est en cours partout en Europe. C’est déjà cela ! Tous les jours, on apprend aux générations la tolérance, l’ouverture, et ces actes provoquent une prise de conscience considérable et collective. Ils remettent en cause ces valeurs universelles. Il y a encore beaucoup de choses à faire au niveau de l’application, du vivre-ensemble et de la coexistence à l’échelle mondiale.

Il y a eu donc une réaction, y compris en Tunisie, en soutien au mouvement mondial « Black Lives Matter », alors qu’ici même, le racisme bat son plein. Cette même lutte, qu’elle soit mondiale ou nationale, est-elle la même ?

Elles vont même de pair. Absolument ! La mobilisation doit être de mise partout. Notre marche à Tunis était une occasion de se réunir et de se faire entendre. Je salue d’ailleurs le travail remarquable de l’association « Mnemty », avec à sa tête mon amie Saâdia Mosbeh, initiatrice de ce mouvement. A un certain moment, il y a des ondes de choc. Une prise de conscience partout et à travers les générations anciennes ou surtout nouvelles. Il y a des réactions, attitudes et comportements qui dénotent une ignorance de nos origines, de notre histoire. On est un pays qui fait partie du continent africain après tout. On est séparé par un désert mais l’appartenance au même continent est indéniable. Un désert qui n’a jamais été une frontière, la mer aussi. On a des échanges historiques. Des traites négrières ont eu lieu en Tunisie et nous avons été les premiers à abolir l’esclavage en 1846. Une abolition juridique énoncée au niveau de la loi mais qui n’a pas été suivie : sur le plan des mentalités, beaucoup reste à faire. Pareil pour l’égalité homme/femme ou l’émancipation de la femme qui sont prises en compte certes mais d’autres combats restent à mener.  Des manifestations récalcitrantes de refus dans des sociétés qui ont la peau dure, très conservatrices et ces mêmes manifestations très anciennes trouvent parfois des supports idéologiques. Des faits économiques ou une recherche d’exploitation qui font qu’aujourd’hui comme il y a des ouvriers immigrés parmi nous, on les utilise comme main-d’œuvre à bas prix mais en même temps lorsqu’il y a crise, on dira qu’ils sont responsables en premier. C’est ce qu’on appelle l’instrumentalisation, ou autrement dit le racisme. Même une faible prise de conscience est à prendre en considération et je souligne le rôle que doivent jouer l’école, les médias, la société civile pour faire évoluer les mentalités. 

Pour rebondir sur les actes racistes en Tunisie, récemment des réfugiés subsahariens ont été enfermés illégalement dans un centre de détention à El Ouardia. Comment expliquez-vous ce racisme de couleur très ambiant et ordinaire en Afrique du nord ?

Historiquement, la traite négrière a beaucoup existé en Tunisie. L’abolition l’a ralentie sauf que cette abolition n’a pas été suivie. Il y a eu des divergences et des fatwas au niveau des muftis. Il fallait accompagner l’abolition pour que cette égalité entre personnes de couleurs différentes puisse être acceptée, tout comme l’égalité entre les sexes. Il s’agit de pratiques qui ne sont pas en phase. Il y a une loi en Tunisie, comme celle de 2018, clairement promulguée, mais la pratique n’a pas suivi. Cet effort, ce changement des mentalités, doit se faire à la longue, tout le temps. C’est un effort continu. Rien n’est jamais acquis.

Il y a un racisme ordinaire que subissent les minorités en général en Tunisie : religieuses, ethniques, raciales… Finalement, cette hostilité n’est pas propre au racisme basé sur la couleur de peau. Comment expliquez-vous ce rejet de la différence ?

C’est la différence. On cherche à montrer que « vous êtes différents de moi » par exemple, afin de développer un certain communautarisme, qui peut prendre une forme nationale. Les Tunisiens peuvent dire qu’ils sont tous musulmans alors que ce n’est pas le cas du tout. Le judaïsme était majoritaire autrefois ici et toutes les religions ont longtemps coexisté. Les petites communautés se rattrapent en ayant un rôle acceptable dans certains domaines pour se faire accepter par la majorité, ce qui n’est pas acceptable en soi. Il faut toujours se référer aux lois de l’Etat national et nous devons tous être égaux face à ces lois et non se référer à des codes ou des lois ou traditions communautaires.

La Tunisie a autrefois été une terre d’asile, ouverte sur la Méditerranée, l’Afrique Subsaharienne et même sur le monde. Entre un passé beaucoup plus ouvert et un présent nettement plus fermé et hostile, qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui a changé c’est qu’il y a eu des ruptures de mémoire. Les barques et bateaux qu’on voit traverser les mers, en partant du continent africain vers l’Europe. Il n’y a pas si longtemps que cela, d’autres traversaient ces mêmes mers en sens inverse et venaient s’installer sur nos côtes. Lorsque la France s’est établie ici, il y avait 13.000 Italiens et 7.000 Maltais. Nous étions convoités comme étant un lieu pour travailler. Les mouvements se faisaient dans les deux sens. Cette rupture de mémoire, lorsqu’elle a eu lieu au moment de l’indépendance, l’état national a voulu privilégier sa propre main-d’œuvre au détriment de l’autre et, évidemment, il y a eu des ruptures, et on oublie. Il y a l’organisation de l’oubli : l’oubli s’organise. Tous ceux qui viennent de l’Afrique du nord installés en Italie ont leur propre appellation pour dire qu’ils n’ont pas eu de relations avec eux, tout comme ici, beaucoup refusent de reconnaître qu’il y a eu des relations très étroites avec les populations noires de l’Afrique subsaharienne. Plusieurs villes l’attestent. Nous sommes là pour rappeler que la Tunisie est plusieurs, elle est mosaïque et que même le plus petit fragment fait mal à l’ensemble de la mosaïque. Elle est faite de ses apports civilisationnels, religieux, dans sa diversité et même s’il y a eu des ruptures mémorielles, c’est à nous de nous rattraper. Les outils de médiation, et chacun dans son rôle peut jouer un rôle important dans la conservation de cette mémoire et de cette réalité.

C’est vrai qu’on est à l’ère de l’image, mais, il faut la décrire cette image, et l’accompagner d’une critique  pour valoriser sa portée. Les combats autour de la question des minorités raciales, ou celles des droits des femmes sont à conserver minutieusement pour l’Histoire.

La recherche, l’académie et l’histoire ont perdu Albert Memmi… Il y aura un colloque ou une commémoration à l’occasion de son 40e jour…

Nous organiserons en effet un hommage, une commémoration. Plusieurs intellectuels et universitaires y seront à la Bibliothèque nationale. Memmi est l’un des nôtres, un natif du pays. Il est célèbre par son ouvrage mythique « La Statue de Sel » et ses études sur le colonisateur et sur le colonisé. C’est quelqu’un qui a réfléchi sur la question du déchirement identitaire. II se définissait comme étant juif, tunisien et français et il revendiquait cette diversité culturelle. Il a concilié les trois cultures ou origines même s’il lui arrivait de privilégier l’une des origines… Il les a bien prônées. Il était centenaire et nous lui rendrons hommage à travers son dernier ouvrage « Journal de guerre » et cet hommage lui sera rendu par une association qui s’appelle « Nous tous », qui parle de la Tunisie plurielle, présidée par notre collègue Rabaâ Ben Achour. Un dernier hommage à l’un « des fils de la Tunisie » aura lieu le 26 juin 2020 à la Bibliothèque nationale.   

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