Slim Saâdallah, président de l’ODC: «Les plus démunis n’ont plus accès aux produits alimentaires de base…»

Au départ, il n’aurait jamais imaginé qu’il changerait d’un métier intimement lié au textile pour se frayer un chemin dans l’action associative. Son adhésion à l’ODC lui a appris l’art de négocier la fourchette des prix, mais aussi la manière de défendre le citoyen consommateur. Slim Saâdallah, le numéro un d’une organisation qui a tant œuvré depuis une trentaine d’années, nous édifie sur les rouages de l’informel et les convoitises qui régissent un marché local de plus en plus spéculatif. A l’approche du Congrès électif, prévu d’ici à novembre prochain, l’homme semble en train de préparer sa reconduction à la tête de l’ODC. Interview.

L’un de vos soucis est la protection et la défense des intérêts du consommateur tunisien. Cet objectif que vous vous assignez, depuis la création en 1989 de l’ODC, est-il atteint ?

Commençons, tout d’abord, par tirer les choses au clair : que peut faire l’ODC et de quels moyens dispose-t-elle, depuis sa création, il y a maintenant 32 ans, afin d’aboutir à ses objectifs ? Elle est née essentiellement pour protéger le consommateur. Partie de la société civile, elle joue un rôle d’intermédiaire entre le citoyen-consommateur et l’Etat. Et en quelque sorte, son porte-voix, là où il se trouve dans la ville, les quartiers et même dans les localités rurales. C’est là où on doit intervenir pour lui permettre de se faire entendre. Notre organisation couvre presque la totalité du territoire, présente dans 24 gouvernorats et dans 269 délégations pendant un certain temps. On était partout.

Aujourd’hui, certains de nos locaux sont quasiment fermés, faute de moyens financiers. Hormis les frais d’adhésion, on n’a aucune source de financement. Cette année et celle précédente, on n’a rien reçu de l’Etat. Sauf qu’en 2019, il nous a accordé quelque 150 mille dinars, en guise de soutien. Mais, c’était insuffisant. Au point qu’on a du mal à payer notre personnel. Ce qui avait provoqué, alors, des sit-in et des protestations. C’est pourquoi on était contraints, lors du congrès exceptionnel de l’ODC tenu au lendemain de la révolution, à procéder à un plan d’assainissement comme alternative pour alléger le fardeau financier de l’association. Ce climat de tension n’était pas sans impacter le rôle de l’organisation, truffé de difficultés Et pourtant, on a tenu bon et bien résisté aux aléas du temps. Le citoyen a encore confiance dans l’ODC. On n’a jamais baissé le ton. Depuis 2014, on a dû changer de cap, dans la mesure où il fallait des solutions pour mieux répondre aux doléances des consommateurs. D’ailleurs, on a voulu mettre à leur disposition une plateforme de communication et un numéro vert pour recevoir leurs plaintes. Ce faisant, nous avons tissé des relations avec les départements du Commerce et de la Santé, les services du contrôle économique et de qualité. Mais, cela n’a été que des promesses figées. 

Ces derniers mois, les indices des prix à la consommation ont monté en flèche, alors que le pouvoir d’achat des ménages a été sérieusement érodé. Pourtant, l’offre dépasse de loin la demande. Qu’en pensez-vous?

On n’a jamais cessé de dénoncer cette envolée inconditionnelle des prix. En 2013-2014, j’étais le premier à m’être rendu au marché de gros à Bir El Kassâa, où j’ai constaté de mes propres yeux la fluidité du commerce spéculatif qui gagne encore du terrain. Cette visite intervenait suite aux plaintes successives qui nous parvenaient régulièrement. Je suis en contact permanent avec les gens et je suis au courant de ce qui se passe sur le marché. Et combien de fois l’ODC a tiré la sonnette d’alarme sur un tel constat si grave qu’il favorise des circuits informels et des transactions déloyales. Cela pèse lourd sur l’équation de l’offre et de la demande. Ce qui fait que les prix proposés au consommateur ne reflètent plus celui du marché.

L’organisation, de par son rôle d’information et de sensibilisation, met toujours le doigt sur la plaie pour cerner le problème à résoudre. Qui avait poussé au boycott des viandes rouges en 2013 et signalé à l’Etat la pénurie de médicaments en 2017 et le réseau de trafic impliqué ? Qui avait insisté sur le retrait de l’huile de palme du marché, vu ses effets nocifs sur la santé ? Idem pour la crise du lait et les exemples sont multiples. C’était grâce à nous que l’Etat intervient souvent pour réguler le marché. Et c’est cela notre rôle. Nous assistons aussi en tant qu’observateur aux réunions au sein de nos hôpitaux, la poste tunisienne, la Steg et la Sonede. On était, d’ailleurs, à l’origine de la création de l’Institut national de la consommation, dont l’ODC est membre.   

Comment intervenez-vous généralement pour préserver le panier de la ménagère?

Certes, on peut intervenir pour le réajuster. Mais s’il y a inflation, le panier et le salaire doivent aller de pair, en répondant à l’augmentation générale et durable des prix pour pouvoir préserver le pouvoir d’achat. D’autant plus que ce panier est soumis à l’évolution des biens et services sur la base de quoi est calculé l’indice des prix à la consommation. A titre d’exemple, le panier de la ménagère d’aujourd’hui n’est plus le même qu’en 2010. Soit d’autres nouveaux produits de consommation considérés comme des besoins vitaux viennent s’y ajouter. Et le coût de la vie demeure de plus en plus cher (soins de santé, fournitures scolaires, cours particuliers, frais internet…), alors que le revenu mensuel n’a pas beaucoup évolué. Par conséquent, le pouvoir d’achat dégringole. Nous sommes là pour défendre le consommateur et lui apporter éclairages et conseils. On lui explique tout sur les prix. On ne cache rien.

Prenons le cas de l’huile végétale subventionnée. Ce produit de première nécessité continue de s’éclipser du marché local, sans justification aucune. Comment pouvez-vous nous l’expliquer et comment avez-vous réagi par rapport à cela ?

Sans détour et avec transparence, on est les premiers à en avoir parlé. Aujourd’hui, l’Etat débloque 300 millions de dinars pour subventionner cette denrée alimentaire de base qu’est l’huile végétale. Son prix réel sur le marché international s’élève à 2 dinars 700 millimes le litre pour être vendu à seulement 900 millimes. Soit 1 dinar 800 millimes de différence, un montant si important supporté par le budget de l’Etat. Du fait de la spéculation, le litre d’huile se vend aujourd’hui à même plus de 2 dinars, aux dépens des catégories qui en ont le plus besoin. Or, ce sont les restaurants, les fast-foods, les pâtisseries et bien d’autres qui profitent davantage de l’huile subventionnée. Selon une étude effectuée par l’INC, 82% des plus démunis n’ont toujours pas accès à cette denrée subventionnée. Ceux-ci se sont hélas trouvés contraints d’aller s’approvisionner en d’autres variétés de l’huile non subventionnée dont le prix du litre dépasse 4 dinars. Cela nous amène à dire que la révision du système de compensation semble plus que jamais impérative. 

Justement, la réforme du système de compensation serait-elle l’ultime solution pour remodeler le comportement dépensier et mieux répondre aux besoins des catégories démunies et à faible revenu?

Il y a une large palette de produits subventionnés par l’Etat, à savoir la farine, la semoule, l’huile végétale, le pain, le cahier, le carburant, le gaz à usage domestique, le sucre, les pâtes. Et la liste est longue. Car tout produit subventionné est quasiment introuvable sur le marché. Il faut y trouver une solution qui serait dans l’intérêt de tous. Il y en a une : faire en sorte que le budget alloué à la compensation soit orienté vers les catégories cibles. Cela dit, la différence supportée par l’Etat pourrait être directement versée au profit des citoyens nécessiteux. Et là, ils vont en profiter autrement. Tout en ramenant les prix de ces produits à leur coût initial sans compensation. Un foyer qui consomme six litres d’huile par mois aurait dû l’avoir, en termes d’argent, soit 1 dinars 800 millimes le litre multipliés par six. Du coup, on n’aurait plus à parler d’une pénurie de l’un de ces produits de base. C’est par ici le bon chemin de la réforme.

Toutefois, aucun gouvernement n’a pas pris ce dossier au sérieux. Nous, au sein de l’ODC, n’avons pas fini d’y insister et de formuler des propositions de réforme pour que le budget de l’Etat retrouve ses équilibres financiers. D’ailleurs, plusieurs pays dans le monde ont adopté ce choix pour réaliser l’équité et la justice sociale.

Selon vous, pourquoi les instructions présidentielles post-25 juillet relatives à la baisse des prix n’ont pas pris effet ?

Moi en personne, j’étais sorti en public pour dire qu’il n’y avait pas vraiment une baisse des prix remarquée. Dans ce sens, des campagnes de sensibilisation se poursuivent tous azimuts. C’est vrai que le président de la République avait demandé à ce que les prix soient réduits autant que possible et que les commerçantas s’engagent, volontiers, à répondre à l’appel. Mais en vain. Sauf qu’une très légère baisse, aussi insignifiante soit-elle, a été opérée, sans changer, en retour, grand-chose. C’est que le consommateur ne l’avait guère senti.

Aujourd’hui, on est dans un état hors la loi. Chacun fait ce qu’il veut. D’où il faut appliquer la loi pour faire face à l’informel et protéger l’économie organisée. Faute de quoi, la contrebande et le trafic spéculatif prendront toujours de l’ampleur. Il n’y a pas si longtemps, il y avait eu une commission multipartite, dont l’ODC, qui continuait à dénoncer ces pratiques déloyales et proposer des solutions, mais sa mission n’a pas trop abouti. Et on est revenu à la case départ. Les spéculateurs pullulent sans contrôle et les prix s’envolent arbitrairement. Tout cela se répercute sur les circuits de distribution ordinaires, dont le petit agriculteur demeure le maillon faible de la chaîne. 

Certes, vous recevez, d’une manière ou d’une autre, des plaintes des citoyens. Comment faire pour les satisfaire?

Certaines plaintes qui nous sont parvenues sont liées des produits exposés dans des foires commerciales, où des consommateurs sont confrontés à des tentatives d’escroquerie et de fraude. Là, on intervient, afin de chercher une solution à des litiges ou trouver un terrain d’entente entre commerçants et consommateurs. On met parfois la pression sur les vendeurs pour ne pas avoir recours à la justice.

Nous sommes aussi membre permanent au sein de l’Observatoire de l’intégration financière auprès de la Banque centrale. Ce qui nous permet de réagir contre toute banque contrevenante. L’on remarque, aujourd’hui, que le commerce des coffres-forts a très bien prospéré. Cela veut dire qu’il n’y a plus confiance en les services bancaires. Et ça c’est grave, d’un point de vue économique. Pourquoi les banques n’ont-elles pas rétabli leur capital-confiance auprès de leurs clients ? Personne n’est habilité à comprendre son extrait de compte et encore moins le calcul des frais déduits. A ce niveau, il n’y a aucune transparence. C’est ce qui explique, d’ailleurs, le phénomène de la vente à la sauvette des coffres-forts.

Le consommateur tunisien s’est trouvé victime d’arnaque et plus souvent exposé à des manœuvres frauduleuses de part et d’autre. Avez-vous pensé à une certaine stratégie pour contrarier ce phénomène?

Je l’ai déjà dit et je le répète encore une fois, l’application de la loi est la meilleure solution. Nul n’est au-dessus de la loi. Voilà par quoi commencer pour réformer le trafic des biens et services. De grandes réformes devraient figurer à l’ordre du jour pour barrer la route aux barons des circuits informels et préserver la santé du consommateur. Les ménages ne sont plu capables d’arrondir leurs fins de mois. Vu la cherté de la vie et l’érosion du pouvoir d’achat, ils n’ont plus facilement accès à plusieurs produits alimentaires (poisson, viandes rouges..).

Nos chaînes Tv se sont muées à des bazars virtuels sans contrôle. L’ODC a-t-elle, ici, un rôle à jouer ?

On est conscient de l’émergence de ce type de vente en ligne. Nous avons bien travaillé sur ça. L’ODC est en train de préparer son label propre à elle, une marque de garantie destinée à fidéliser le consommateur et le rassurer en amont de la démarche d’achat. Ce label de confiance, en cours d’élaboration depuis une année avec le concours de l’Utica et de l’INC, sera octroyé aux sites du commerce électronique dont les produits sont conformes aux critères de qualité et de sécurité.

Vous avez, maintes fois, interpellé les autorités sur des produits alimentaires impropres à la consommation ( pommes de terre importées, blé pourri, eau potable contaminée…) et bien d’autres marchés suspects pouvant nuire à la santé du citoyen. Votre voix a-t-elle été réellement entendue ?

Les lobbies monopolisant le marché font tout pour réprimer toute voix. Notre organisation joue contre un tsunami, contre vents et marées. Et pourtant, on n’a jamais baissé le ton. Mais, on n’a jamais prêté main-forte à cette organisation. Aussi, l’Etat n’a-t-il pas besoin de sa société civile ? Cette dernière est une force de pression et de proposition. Sur ce plan, l’ODC est témoin sur le terrain, alertant l’Etat sur toute forme de défaillance et de contravention. Nous sommes des relais d’informations pour sensibiliser le consommateur sur ce qui se passe sur le marché. Nous disposons, des années durant, d’un numéro vert qui était très sollicité par la majorité des consommateurs. Faute d’appui financier, il n’est plus opérationnel, à cause de nos factures impayées auprès de Télécom. Donc, nous avons besoin d’aide pour pouvoir continuer.

Avant la révolution, l’ODC disposait de 269 bureaux locaux. Leur nombre a beaucoup diminué pour se situer aujourd’hui aux alentours de 112. Soit plus de la moitié ont fermé boutique. Actuellement, on couvre 22 gouvernorats. A Dhehiba, l’ODC élit domicile dans un café, où un petit coin lui est réservé pour recevoir les doléances des consommateurs de la région. Mais il y a un hic : on n’a reçu aucun financement de qui que ce soit. Sauf qu’en 2019, l’Etat nous a alloué des fonds pour la tenue de notre congrès exceptionnel. A cause du Covid, il a été décalé pour l’organiser d’ici à novembre prochain.

Je vous raconte une anecdote : en 2018, on a enregistré 17.434 interventions à l’échelle nationale, soit on a épargné à la justice 17.434 procès de trop. Cela dit, l’ODC a dû régler, à l’amiable, des affaires qui auraient pu être déférées aux tribunaux. Sous d’autres cieux, résoudre un contentieux n’est guère gratuit. Pour une ONG comme la nôtre, ça rapporte de l’argent.

Vos campagnes de sensibilisation ciblant particulièrement le consommateur ont-elles eu vraiment l’effet escompté ?

Nous sensibilisons toujours pour changer les mentalités et agir sur le comportement des consommateurs. Je vais vous rappeler les campagnes de boycott des viandes rouges en 2013. Idem pour les bananes lorsque leur prix a atteint 7 dinars le kilo.

Lequel a été ramené aujourd’hui à plus ou moins 4 dinars. Ces campagnes de sensibilisation avaient porté leurs fruits. La culture du boycott commence à s’ancrer dans notre société. C’est une manière de changer son comportement dépensier.

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