Rétrospective 2019 – Fadhel Kaboub – Président du « Global Institute of Sustainable Prosperity » (GISP) (*) : «La performance économique dépendante de la conjoncture mondiale»

Pour Fadhel Kaboub, le bilan économique de l’année 2019 était prévisible. Toute évolution est une résultante, une suite logique d’une politique économique qui date depuis des années et qui, inscrite dans la durée, a fini par mener l’économie nationale vers une situation où les rênes du jeu sont tenues par le FMI. Pour s’en sortir, il faut opérer des changements. Mais pas de la même nature que de ceux qu’on a l’habitude d’évoquer. En tout cas, Kaboub est peu optimiste pour le futur. Un autre regard avec Fadhel Kaboub.

Commençons d’abord par une radioscopie de la dette publique. En 2019, nous avons enregistré une hausse considérable de la dette extérieure qui a franchi des taux considérés comme alarmants. A quoi est due cette augmentation ? N’aurait-on pas pu la freiner et est-ce que cette situation continuera à s’aggraver ?
Tout d’abord il faut admettre que l’économie tunisienne est structurellement insoutenable à cause de la hausse de la dette publique extérieure qui puise son origine dans un cumul, inscrit dans la durée, des déficits annuels de la balance commerciale. Le déficit commercial est, à son tour, inhérent à trois types de déficit, à savoir l’énergétique, l’alimentaire et celui de la valeur ajoutée. Il crée une pression négative constante sur le taux de change du dinar. Une situation qui pousse la BCT à faire l’un des deux choix suivants, soit de ne rien entreprendre, c’est-à-dire laisser filer la valeur du dinar, ce qui va engendrer un accroissement du coût des importations et, par voie de conséquence, l’augmentation de l’inflation (ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui en Tunisie), soit de dépenser ses réserves en devises tout en maintenant l’emprunt extérieur pour stabiliser la valeur du dinar et maîtriser les prix dans l’objectif de préserver le pouvoir d‘achat des consommateurs tunisiens. Donc la balance commerciale est génératrice d’inflation, car malheureusement nous importons des produits à haute valeur ajoutée, en contrepartie nous exportons des biens à faible valeur ajoutée, ce qui va impliquer la dévaluation du dinar : c’est désormais la situation que nous sommes en train de vivre.

Pour pouvoir importer des produits à haute valeur ajoutée, nous sommes, ainsi contraints d’emprunter en devises et en période de crises, il n’y a que le FMI qui vient à la rescousse. Il est aussi important de comprendre que le premier souci du FMI c’est de maintenir la Tunisie dans un régime de marché totalement ouvert, c’est-à-dire un marché non régulé sans contrôle de capitaux ni limitation des importations des produits à faible utilité publique (produits de luxe par exemple). Le FMI est un outil régulateur dont le but est de maintenir les pays en difficulté dans le marché mondial pour assurer la continuité de la circulation mondiale des capitaux et préserver le capitalisme á l’échelle mondiale. Pour ce faire, le Fonds propose des solutions de court terme. Les lignes de crédit dont nous entendons parler agissent comme des pansements, ils ne résolvent pas le problème. Ces prêts ne sont pas en dinar mais plutôt en devise, ils ne servent pas à améliorer la vie des Tunisiens mais à payer les produits et les services que nous importons.

Bien sûr, nous aurions pu freiner cette situation, à condition d’élaborer un programme qui permet la restructuration de notre économie. Malheureusement la classe politique n’est pas prête pour ce changement. Elle préfère combattre la corruption et booster l’Investissement direct étranger (les IDE), encourager les exportateurs de faible valeur ajoutée et promouvoir le tourisme bon marché.
Pour ajuster notre balance commerciale, il faut opter pour les trois solutions suivantes. Premièrement, il est essentiel d’atteindre un certain niveau de souveraineté alimentaire tel qu’il est préconisé par l’Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l’environnement (Osae). D’ailleurs, le récent rapport de l’Osae, intitulé De la Construction de la Dépendance alimentaire en Tunisie, retrace les origines de la dépendance alimentaire de la Tunisie au marché mondial. Deuxièmement, il faut viser l’autosuffisance énergétique. Nous devons, à ce titre, produire davantage d’énergie verte et propre afin d’en diminuer les importations. La demande nationale d’électricité est de 4 GW. La Chine a installé 4 GW d’énergie solaire et éolienne en moins de 6 mois ! Nous pouvons développer, à juste titre, un partenariat avec les Chinois dans ce secteur pour assurer la transition énergétique.

Troisièmement, il faut miser sur l’investissement dans les industries de haute valeur ajoutée. Ceci est tributaire de l’investissement national dans l’enseignement supérieur, la formation technique et la recherche. Nous devons être prêts à nous désengager progressivement des industries à faible valeur ajoutée (de manière très sélective) qui consomment beaucoup de ressources comme l’énergie, l’eau et les subventions, tel le cas pour le tourisme bon marché, les textiles bon marché, etc.. C’est le prix qu’il faut payer afin d’acquérir la souveraineté énergétique et alimentaire en Tunisie.

Les exportations dans le secteur de l’industrie ont accusé une baisse durant le 2e semestre 2019. A quoi est due cette baisse ? Peut-on espérer un revirement de la situation en 2020 ?
L’économie tunisienne est complètement dépendante de la conjoncture économique mondiale. Ce qui veut dire qu’indépendamment des efforts déployés à l’échelle internationale, l’évolution de nos exportations est tributaire des facteurs extérieurs. Ainsi, toute baisse est relative à la conjoncture mondiale.
Votre question nous amène à soulever les problèmes économiques du pays. Comme je l’ai expliqué, pour ajuster la balance commerciale, il faut appuyer les industries, notamment les moins énergivores. Car il faut bien comprendre qu’il n’est plus permis de proposer des éléments de sortie de crise sans prendre en considération la réalité énergétique et monétaire du pays. Les modèles économiques néoclassiques suivis par le FMI s’intéressent essentiellement au marché, à l’offre et la demande mais ne prennent pas en compte la consommation et la production énergétique, ainsi que la capacité de régénération des ressources naturelles. Ceci est une équation fondamentale à laquelle il faut penser systématiquement.

Cela ne veut pas dire non plus qu’il faut arrêter les IDE, mais être plus sélectif en termes d’IDE. Sachant qu’environ 80% des IDE mondiaux sont transférés des pays riches vers d’autres pays riches, 18% sont consacrés à la Chine et à l’Inde et seulement 2% des IDE s’installent dans les pays en développement, il est un leurre de croire que les IDE vont mettre fin à la pauvreté dans le monde. Il faut donc que la Tunisie soit pionnière dans le Sud en termes de refonte de sa politique industrielle.

En fin de 2019, nous avons enregistré une diminution du déficit budgétaire et une hausse au niveau des réserves en devises. Pensez-vous que c’est conjoncturel ?
Cette diminution du déficit budgétaire n’est pas du tout conjoncturelle. Le déficit budgétaire s’inscrit dans un choix politique fait par le gouvernement tunisien suite aux recommandations, voire aux pressions, de la part du FMI. Cela est principalement dû à la réduction des dépenses de l’Etat au niveau des salaires, des recrutements, des subventions et des investissements publics.

En ce qui concerne les réserves en devises, comme je viens d’expliquer, c’est un choix de la Banque centrale. Malheureusement, la BCT a fait le choix d’adopter une politique non rigoureuse dans la lutte contre l’inflation et de laisser filer la valeur du dinar. Heureusement, le prix du pétrole a chuté au-dessous de 60 dollars le baril pendant le 2e semestre de 2019, et, bien sûr, les récoltes agricoles tunisiennes ont contribué énormément dans l’ajustement du déficit commercial ainsi que dans la réduction du coût des réserves en devise.

Considérez-vous que la crise politique qui a atteint son apogée durant les élections a impacté la santé de l’économie ? Etes-vous optimiste pour 2020 ?
Le problème ne réside pas dans la crise politico-politique mais dans l’absence de programme de refonte qui change la structure économique du pays. Le fait que le FMI continue à débiter la dette pour faire l’ajustement budgétaire caresse dans le sens du poil la classe politique qui n’a pas pris conscience de l’ampleur du problème.
Tant qu’il n’y a aucun projet de restructuration économique du pays, rien ne peut augurer de bon. De toute la classe politique, aucune formation politique ne dispose d’un véritable programme qui cible la transformation de l’économie. Seul le président Kaïs Saïed y a fait quelques allusions mais la Constitution ne lui confère pas les prérogatives pour intervenir dans la réorganisation des priorités économiques. Les partis politiques promettent la même chose : lutter contre la corruption et créer de l’emploi. Cependant, même si on arrive à éradiquer la corruption, on ne peut pas continuer avec ce même modèle : importer plus et exporter moins.

Il y aura toujours une pression inflationniste. Un lourd héritage d’endettement sera légué aux futures générations. Même sans corruption, le FMI va continuer à nous prescrire des « pansements » budgétaires. Il est grand temps que la classe politique prenne conscience des enjeux et comprenne que la lutte contre la corruption est indispensable mais pas suffisante pour résoudre les problèmes économiques du pays. La nature inflationniste de l’économie bloque la création de l’emploi, et ce n’est pas à travers quelques start-up qu’on arrivera à dynamiser l’économie du pays.
Et pour conclure, le programme économique dont je parle ici est un programme national qui propose des solutions techniques de long terme et non pas un programme de conjoncture politique. Il inscrit les objectifs de la souveraineté alimentaire, énergétique dans la durée, indépendamment du parti politique au pouvoir.

(*) Le Global Institute of Sustainable Prosperity (GISP) est une approche innovante dont la mission est de promouvoir le développement de la citoyenneté mondiale

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