Chemins de l’herméneutique: Facettes de la singularité coranique

Depuis Mansour Ibn Sarjoun, alias saint Jean Damascène (675-749), jusqu’à des gens comme notre contemporain Rémi Brague, en passant par l’illustre Blaise Pascal, la polémique chrétienne contre l’islam a constitué une composante de la vie intellectuelle occidentale, mêlant dans son vaste mouvement de flagrantes méprises à des critiques sérieuses. Pourtant, les représentants de ce qu’il est convenu d’appeler « l’apologétique » chrétienne omettent souvent un élément significatif. A savoir que des figures importantes du christianisme des premiers siècles ont rêvé d’une union de l’Eglise et du pouvoir impérial romain qui préfigurait, dans sa forme, la religion musulmane telle qu’elle s’est fait connaître sous le règne des califats pendant des siècles. Très tôt, en effet, des voix se sont fait entendre parmi des hommes d’Eglise pour attirer l’attention des gouvernants sur l’opportunité, ou l’utilité, d’une alliance à la faveur de laquelle le christianisme supplanterait les pratiques religieuses romaines : pratiques qui, comme chacun sait, mêlaient anciennes croyances païennes et culte impérial. Le deal, s’il est permis de s’exprimer ainsi en ces matières, était que contre la protection de leur jeune religion par l’empereur, l’Eglise offrirait la possibilité que tout chrétien fasse allégeance à l’empire en même temps qu’il ferait allégeance aux dogmes religieux et aux autorités ecclésiastiques. Bien avant l’arrivée de Constantin le Grand — par qui le christianisme accède au statut de religion d’empire —  des gens comme Méliton de Sardes ou le Carthaginois Lactance ont préparé le terrain de ce que l’on a appelé ensuite le « césaropapisme », c’est-à-dire cette conception politico-religieuse qui accordait à l’empereur le statut de grand pontife et de représentant du Christ sur terre. Ce qui, si l’on devait résumer les choses d’une façon quelque peu hardie, revenait à faire jouer à une religion monothéiste le rôle des anciennes religions qui, depuis Alexandre le Grand, servaient à gérer la masse hétéroclite des peuples soumis au sein de l’empire en faisant d’eux une entité relativement homogène. Formidable technologie, si on peut dire !

Une des figures les plus éminentes de ce courant est contemporaine de Constantin, dont elle figure d’ailleurs parmi les proches. Il s’agit d’Eusèbe de Césarée (265-339), auteur notamment d’une Histoire ecclésiastique et de quelques panégyriques en l’honneur de l’empereur. Certes, ce courant ne faisait pas l’objet d’un soutien unanime. Saint Augustin, par exemple, s’y opposera. Mais, en songeant à la façon dont Justinien, et d’autres empereurs byzantins, exerceront plus tard le pouvoir en se soumettant l’autorité de l’Eglise et en s’immisçant dans les questions théologiques, on ne peut s’empêcher de faire le constat d’une capacité de prédation de la part de cette chose héritée d’Alexandre et de César Auguste. Il y a une aptitude des empires méditerranéens à s’emparer de certaines religions pour les faire servir à leurs propres intérêts… Et, bien sûr, l’on ne peut manquer de se demander dans quelle mesure l’islam lui-même a pu échapper à ce phénomène de « réquisition ». Que s’est-il passé lorsque les tribus arabes, leur fougue guerrière s’étant calmée, se sont retrouvées à la tête de vastes territoires ? N’ont-elles pas été tentées de se tourner vers les anciennes « expertises » byzantines (mais peut-être aussi sassanides, quoique dans une moindre mesure), désormais à leur disposition ? Et, de crise en crise, au fil des opérations d’assujettissement qui se déroulaient aux confins des territoires conquis, le savoir-faire des techniciens de la chose religieuse n’était-il pas devenu irrésistiblement tentant ? Il suffisait, après tout, d’opérer quelques « ajustements » dans le contenu du message qui avait été à l’origine de leur épopée. Ainsi naissait la « théologie » musulmane.

            L’aiguillon de la justice

Il existe aujourd’hui, au sujet de l’islam, deux naïvetés qu’il devient de plus en plus difficile de perpétuer sous peine de faire subir à sa crédibilité intellectuelle une chute fâcheuse. La première consiste à croire que le fait islamique est venu sans s’annoncer et sans se préparer. L’histoire nous rappelle avec une insistance grandissante que, quoi qu’on pense de la fulgurance de la Révélation, il existe des éléments qui se recoupent et qui tendent à montrer que certaines conceptions musulmanes se retrouvent dans des traditions antérieures. C’est ce qui fait dire à certains historiens, de façon certes un peu outrancière et provocante, que l’islam est, pour une bonne part, le prolongement de doctrines connues, professées par certaines sectes judéo-chrétiennes comme celle des Ebionites. Positions extrêmes, en un sens, qui sont cependant exacerbées par l’extrémisme opposé, celui des tenants de la position traditionnaliste, qui se refuse à tout réexamen des vérités historiques relatives à la naissance de l’islam. Selon ces tenants, toute remise en cause de la représentation ancienne serait mue par des intentions malveillantes. C’est donner à la paranoïa, dans le jeu dialectique, une importance pour le moins excessive !

La deuxième naïveté consiste, elle, à croire que l’islam a pu bénéficier d’un traitement de faveur de la part de l’histoire et, ainsi, échapper à la politique de réquisition à laquelle nous avons fait allusion. Ou, ce qui n’est pas moins grave, que l’opération de réquisition ait pu avoir lieu sans que soient « retouchés » le contenu et la tonalité générale du message.

Sans doute ces deux naïvetés seraient-elles plus faciles à abandonner si ceux qui les perpétuent parvenaient à se convaincre que leur abandon n’entraîne pas la trahison d’un héritage, mais bien plutôt l’effort en vue de le reconstruire. De fait, on peut laisser les historiens aller très loin dans leurs hypothèses et leurs remises en cause sans que l’essentiel, sur quoi tout repose, ne soit touché. Quel est cet essentiel ? Nous avons vu dans un article précédent que le Pakistanais Fazlur Rahman le plaçait dans ce qu’il appelait « l’éducation à la civilisation ». Cette option nous paraîtrait plus recevable si, suivant l’exemple d’Ibn Khaldoun, on rappelait qu’au cœur de la civilisation, il y a la justice. La justice, c’est d’ailleurs ce qu’un autre penseur moderne de l’islam, le sud-africain Farid Esack, reconnaît comme le propos central du message de l’islam. Il est vrai que la notion de civilisation ne permet pas à elle seule de rendre compte de l’accent mis par l’islam sur le besoin de secourir les hommes qui sont précisément sans recours face à la souffrance. C’est tout le thème de la miséricorde divine, ou de la justice qui n’est pas seulement celle qu’on rend dans les tribunaux, mais qui est aussi et avant tout celle dont on éprouve l’absence au spectacle de la souffrance de l’autre… Pour ceux qui ignoreraient tout du penseur sud-africain, nous les invitons d’ailleurs à combler d’urgence cette lacune.

Mais le thème de la justice mérite qu’on s’y attarde davantage afin de préciser le sens de ce que nous dit le mot et de sonder ses implications ultimes, au-delà même de ce à quoi quelqu’un comme Farid Esack tente d’attirer l’attention. Pour commencer, reconnaissons que, plus que la mission d’éduquer à la civilisation, le besoin de répondre à l’appel de la justice pouvait mobiliser un peuple jusque-là épars et le lancer à l’assaut du vaste monde avec le sentiment que son action revêtait un enjeu sacré. D’ailleurs, d’aucuns feraient remarquer que les Arabes de l’époque du Prophète n’étaient pas habilités à jouer le rôle d’éducateurs à la civilisation auprès des autres peuples : quelles que soient les nouveautés acquises par eux grâce à la prédication du Prophète, c’était aller vite en besogne que de s’ériger en éducateurs alors que la plupart d’entre eux menait il y a peu une vie nomade ponctuée de razzias. En revanche, le sentiment de pouvoir répondre à l’appel de la justice dans sa vie quotidienne, tout en partant hardiment à l’assaut d’un monde qui, lui, et malgré toutes ses prétentions et l’éclat de son prestige, ne parvenait pas à dépasser un exercice de la politique qui rimait avec perpétuation d’un ordre social inique, cela constituait un aiguillon puissant en vue d’une équipée comme celle qui a été menée.

            La part d’Alliance

Mais, à vrai dire, même cette audace demeure difficile à expliquer si on n’ajoute pas une dimension supplémentaire à la justice. Et c’est là qu’on touche ce qui fait la spécificité de l’expérience spirituelle de l’islam, qui engage en même temps une approche herméneutique dont on peut douter qu’elle ait été atteinte par l’herméneutique moderne, malgré son caractère « général ». Cette dimension supplémentaire de la justice, c’est celle qui fait référence au droit de chaque peuple, fût-il le plus marginal de l’Histoire, d’avoir part à l’élection divine et à l’Alliance en vertu de laquelle l’homme se fait l’adjoint de la providence dans l’instauration sur terre de ce que Augustin appellerait, dans son langage propre, la « Cité de Dieu ».

L’injustice contre laquelle s’insurgent les tribus arabes, et qui confère à leur action non seulement l’audace, mais aussi le vaste horizon, c’est le fait que l’Alliance soit accaparée par ceux qui s’en prétendent les détenteurs exclusifs. Ce qui renvoie aux Juifs, mais aussi aux Chrétiens « romanisés » : à l’empire de Justinien et de ses successeurs, lui-même héritier de l’empire d’Auguste. Il y a ici, comme en un point d’incandescence, la rencontre explosive entre la fierté d’être un peuple libre et l’honneur de pouvoir servir la volonté d’un Dieu universel. A quoi s’ajoute le défi lancé à ceux qui s’arrogeraient le privilège de gérer l’Alliance selon leur bon vouloir et leurs intérêts, alors que l’Alliance relève de la seule volonté divine.

Quelle que soit l’importance, par ailleurs, qu’on voudra bien reconnaître à l’instinct guerrier et à l’appétit de pillages dans l’aventure des tout premiers musulmans, cela ne suffira pas pour nier l’existence d’une impulsion plus généreuse et plus puissante, plus à même de rendre compte de l’ampleur des hauts faits de la part d’un peuple de nomades. Or cette impulsion, c’est précisément la conversion à la justice, dans le sens multiple que nous lui reconnaissons : justice devant les juges afin que les puissants ne dominent pas les plus faibles, justice devant l’homme blessé par la vie dont la souffrance nous incombe et justice, surtout, dans l’affirmation du droit de chaque peuple à servir Dieu et à être son élu…

L’accent qui sera mis ensuite sur la justice rétributive, et qui remettra Dieu dans le rôle du gardien de l’ordre établi par sa loi et du vengeur face aux écarts de conduite de l’homme, a toutes les raisons, en revanche, de relever d’un ajout tardif, de cet « ajustement » voulu par ce que nous appelons la « politique de réquisition » impériale.

Bien sûr, il s’agit ici d’une proposition. Loin de nous l’idée d’en asséner le contenu comme une vérité qui ne souffre pas de discussion. Mais elle présente au moins l’intérêt d’offrir une perspective plus juste, plus adaptée, à une interprétation du texte — le Coran — qui, comme celle de Ricœur, a le souci d’allier une herméneutique du soupçon à une herméneutique de la confiance. Car il est clair qu’à la différence du christianisme, l’islam nait sous le signe d’une ambition qui comporte une dimension politique. Le fait que le projet dont il est porteur fasse l’objet, d’une façon plus ou moins importante, d’un certain détournement, voire d’une certaine perversion, afin de le faire servir aux intérêts de l’empire constitué, est assurément quelque chose qui induit une « critique des idéologies », pour reprendre là encore une notion ricœurienne. Le texte est à interpréter dans le souci d’en recueillir le sens le plus juste, mais cela est à mener dans un même mouvement qui exige d’en retrouver la vraie teneur par-delà les interventions qui ont pu être opérées. S’il fallait utiliser une image à ce propos, nous dirions que nous sommes comme devant un texte dont nous ne savons jamais quand il est original et quand il est palimpseste, obligeant ainsi à scruter sans cesse ses épaisseurs.

            Parole divine… clameur d’un peuple

Mais cette vigilance critique, à laquelle nous ne pouvons plus nous dérober sous prétexte que la théologie nous assure de l’intégrité du texte du haut de son autorité, ne doit pas nous faire oublier que le message original porte bel et bien, et en tout état de cause, la marque d’un projet à caractère, ou au moins à composante politique. Or qui dit composante politique, dit rhétorique correspondante, avec ses métaphores et tous ses jeux de langage que l’herméneute se doit de saisir dans leur vrai sens.

Le danger, par conséquent, est que le modèle de l’herméneutique moderne, en tant que produit de la tradition intellectuelle occidentale, nous pousse à adopter des approches d’interprétation qui occultent une dimension essentielle du texte… Et cela parce que le texte coranique est au moins autant le texte d’un Prophète recevant la Révélation que le texte d’un peuple qui s’insurge de toute la force de son génie poétique contre l’injustice… Comme un Jacob arrachant pour lui, mais aussi pour le compte des autres peuples, le droit de porter l’Alliance face au monde. Et qui témoigne par lui de la vivacité de son combat en même temps qu’il proclame ce dernier. Ce type de texte, pensons-nous, ne figure pas sur la liste des œuvres autour desquelles l’herméneutique s’est forgé ses méthodes et son savoir-faire en Europe. On y vise un auteur singulier, jamais la clameur d’un peuple.

Pour toutes ces raisons, et dans la mesure où la conception que nous proposons des choses est recevable, cela signifie que de la même manière que le Coran se prête de façon intéressante à une confrontation à l’herméneutique moderne, il est juste de dire que cette même herméneutique peut à son tour faire l’épreuve du texte coranique : à la fois par ce qu’il présente d’intérêt sur le plan de l’approche critique, et par ce qu’il présente de nouveau à l’adresse d’une approche soucieuse de restituer l’écho d’une parole dont le sujet est tantôt un je, tantôt un nous, Dieu assurant entre les deux la jonction.

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