Commémoration aujourd’hui du déclenchement de la Révolution tunisienne : Dix ans après, sommes-nous maîtres de notre destin ?

17 décembre 2010. Un vendeur ambulant, un simple citoyen qui cherchait à gagner son pain à la sueur de son front, du nom de Mohamed Bouazizi, reçoit une gifle d’un agent municipal lors d’un contrôle au marché de la place. Bouazizi, n’ayant pu supporter l’affront, s’immole par le feu. Cet acte d’humiliation, suivi d’une bavure policière comme il en existait beaucoup dans le pays et fait courant dans une Tunisie dirigée d’une main de fer, allait faire vaciller un système autoritaire et changer la carte géostratégique du monde arabe. C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres dans la région, ouvrant ainsi la voie aux protestations dans les pays arabes, notamment en Libye, en Egypte et en Syrie. 

En effet, d’une simple protestation pacifique, réprimée par les forces de l’ordre, allait se produire un immense bouleversement. Les manifestations fusent de partout et gagnent toutes les régions. Prises de panique, les forces sécuritaires tirent à balles réelles pour mater l’insurrection. Des martyrs et des blessés tombent par dizaines, sans toutefois briser l’élan des contestations. En effet, il était trop tard pour renverser la vapeur, car  le peuple avait décidé de prendre son destin en main pour renverser un régime qui est devenu symbole de leur servitude. Ben Ali finira par partir et le régime décapité continuera à avancer en roue libre alors que les Tunisiens ont esquissé une autre voie, celle opposant la démocratie et la liberté à toutes les formes de dictature.

Une révolution est née qui porte en elle une formidable espérance en des lendemains meilleurs au nom des valeurs qui sont les plus chères aux Tunisiens, celles du travail et de la dignité.

Mais cette espérance qui venait de naître allait aussitôt laisser place au doute et à l’incertitude. Le mouvement révolutionnaire spontané a été saisi au vol par des forces politiques loin d’être compactes et homogènes.  Bien que leur objectif fût de montrer le chemin aux protestataires, d’encadrer le mouvement révolutionnaire, d’accompagner, de soutenir et d’aider le peuple qui a choisi d’être libre à réussir sa transition démocratique, les conséquences furent désastreuses sur le pays et son économie.

Des prédateurs partout

En effet, les prédateurs de l’oligarchie financière ont déployé leurs ailes dans toutes les directions politiques et ont réussi à mettre le grappin sur le pouvoir exécutif et législatif. Le Palais de Carthage, celui de La Kasbah et le Parlement n’avaient plus de secrets pour eux. Ils ont appris du système de Ben Ali comment faire tourner le commerce, comment soudoyer et comment manipuler.  Ils ont trouvé auprès des islamistes un protecteur disposé à fermer l’œil sur ce qui se trame dans le pays tant que cela ne nuit pas à leur pouvoir. Et tandis qu’une poignée d’hommes d’affaires véreux et dont l’appétit immodérée du gain poussait à amasser l’argent quelle que soit son origine, par le biais de la corruption, de la contrebande ou du commerce parallèle, les hérauts d’un islam apostolique et ostentatoire faisaient des émules, à travers le retour du discours de la haine, de la rupture, proféré par des machines de propagandes vivantes et galvanisant la foule parmi des fanatiques soucieux de l’avenir d’une communauté musulmane en péril, par des mots assassins et ses idées moyenâgeuses.

A Sidi-Bouzid, le portrait du martyr Bouazizi est tout ce qui reste de la Révolution. (crédit photo : © Abdelfetah BELAÏD)

En même temps, des milliers de jeunes Tunisiens, fuyant un pays sans perspectives, avaient pris le large à la recherche d’un nouvel eldorado et d’autres milliers de jeunes ont fait le choix de partir au jihad en Syrie, en Libye ou même au Mali. Durant cette séquence  où régnait le clair-obscur, la Tunisie a continue à s’enfoncer, à sombrer dans une crise économique et financière sans doute la plus grave de son histoire moderne.

Inutile de souligner l’importance de cette séquence pour les Tunisiens et de mesurer l’ampleur de leurs attentes non abouties. Elle a montré aux Tunisiens que le paysage politique ne fait que se déchirer, excluant les uns, sanctionnant les autres, vitupérant les derniers, montrant à tous que la tolérance et l’esprit de rassemblement sont encore des valeurs méconnues  dans notre pays.

En effet, la sphère politique s’est divisée et s’est livrée à l’anathème, ignorant le message des Tunisiens. En échouant à rassembler les Tunisiens sur le plan politique, ils ont aussi fait un flop sur les plans socioéconomiques. 

Un discours de vérité

Certes, depuis la Révolution, pour contourner les crises, les présidents, les chefs de gouvernement, les ministres et les élus nous tiennent un discours de vérité. Mais ces vérités dont ils nous faisaient part servaient uniquement à réduire au silence, d’une façon plus éloquente, le peuple. C’était pour dire que la Tunisie est dans une crise économique et financière. C’était pour dire que cette crise était grave, qu’elle allait durer, qu’elle aurait des conséquences sur la croissance, sur le chômage, sur le pouvoir d’achat.

C’était pour dire que l’Etat tire le diable par la queue et que ses caisses sont vides. C’était pour dire que l’État ne pouvait pas indéfiniment financer les caisses sociales, assurer un service public de qualité. C’était pour dire que les Tunisiens doivent encaisser et être patients. C’était pour dire que la menace terroriste était grande et que c’est la priorité des priorités.

Mais ce discours de la vérité a montré ses limites. Toutes ses limites. Il n’arrive plus à faire avaler la couleuvre aux Tunisiens qui broient du noir à longueur de journée, chaque journée. Ces citoyens qui désespèrent et dépriment. D’ailleurs, ils ont adressé un message, leur message, à l’adresse de toute la classe politique lors des dernières élections présidentielle et législatives. Ce message qu’ils ont glissé par la fente des urnes et qui ne semble pas encore trouver bon écho. Ce message est simple et clair : malgré leur patience, malgré leurs sacrifices, les Tunisiens souffrent et continuent de souffrir. Ils déplorent que la transition politique l’ait emporté sur la transition socioéconomique.  Ils  constatent que  les mesures promises pour améliorer leur quotidien, ne sont pas allées assez vite ou assez loin. Que nos enfants meurent avec une indifférence glacée. Que tous les espoirs en un avenir meilleur ont volé en éclats. Que le pays est plongé dans une tourmente qui risque d’emporter tout dans son sillage. Qu’aucune perspective n’est tracée pour rétablir la confiance et sauver les meubles. Que les discours des politiciens ne collent pas à la réalité.

Et que la vérité, celles des rues, des régions reculées est autre que celle que vous prônez en vase-clos, intramuros, derrière vos bureaux feutrés et vos voitures blindées. Que la peur s’empare chaque jour des Tunisiens en allant au travail ou même en voulant se divertir. Que la mort nous guette au coin de chaque rue, de chaque tournant. Cette peur détruit la confiance, toute confiance, en tous. Et elle paralyse les Tunisiens et tous les moteurs de croissance avec.  Que cette peur porte un nom: c’est la peur pour la Tunisie de perdre la maîtrise de son destin. Et que la seule façon de conjurer cette peur, c’est d’entendre nos vérités, pas les vôtres. Et que nier cette peur, se retrancher derrière les coalitions des partis à l’Assemblée des représentants du peuple, c’est s’interdire toute perspective d’avenir.

 

(crédit photos : © Abdelfetah BELAÏD)

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