La majorité des Tunisiens ne cherchent pas à savoir si l’action du Président de la République est légale ou pas, ou si prendre le pouvoir absolu est dangereux. Ce qui importe (pour l’instant), c’est que le Président mette le holà dans un pays en proie à une crise socioéconomique, politique et sanitaire.

Sans rentrer dans une polémique qui divise constitutionnalistes et politiques, nous pouvons avancer, sans trop risquer de se tromper, qu’au moins une partie des décisions du Président de la République est à la limite de la légalité constitutionnelle. Mais évidemment, ces décisions, en témoigne la joie d’une grande majorité des Tunisiens, ont été prises «pour le bien du pays», embourbé depuis les élections législatives d’octobre 2019, dans une situation politique tendue et inextricable à moins d’un événement majeur. Les Tunisiens, une partie des ONG, des partis politiques et même des chancelleries étrangères consentent à fermer les yeux sur un Président qui décide du jour au lendemain à concentrer les trois pouvoirs entre ses mains, pour un bon coup de balai espéré depuis longtemps.
Il s’agit donc d’un événement majeur qui secoue la Tunisie avec un recours du Président de la République à un article constitutionnel dont l’interprétation reste controversée. Certains disent qu’il est dans la légalité et d’autres considèrent qu’il s’agit d’un putsch et qu’il y a lieu de s’inquiéter de la dérive d’un pays qu’on croyait « engagé sur la voie de la démocratie depuis le soulèvement de 2011 ».
Toujours est-il que le Président tunisien jouit pour le moment d’une grande popularité et son action est acclamée par une bonne partie de la population tunisienne. Ceci nous amène à nous interroger sur la notion de «despote éclairé».
Au fond, la majorité des Tunisiens ne cherchent pas à savoir si son action est légale ou pas, ou si prendre le pouvoir absolu est dangereux. Ce qui importe (pour l’instant), c’est que le Président mette le holà dans un pays en proie à une crise socioéconomique, politique et sanitaire. Est-ce la tentation de la « dictature éclairée» ?
Dans la littérature, le despotisme éclairé est une doctrine développée notamment par le grand philosophe des lumières Voltaire, qui entreprend une longue correspondance avec l’une des «icones» du despotisme éclairé, le roi prusse Frédéric Le Grand. «Au peuple sot et barbare, il faut un joug, un aiguillon et du foin», écrivait ainsi Voltaire. Celui-là même qui estimait d’ailleurs en 1737, dans une lettre au prince de Prusse, que « Les Français ne sont pas faits pour la liberté. Ils en abuseraient».

Faire fi des corps intermédiaires

Contacté par La Presse, l’universitaire et chercheur Serge Bianchi, auteur notamment de l’ouvrage «Des révoltes aux révolutions», dont l’un des chapitre traite des « Mythes et théories» du «despotisme éclairé», définit ce terme comme étant «une méthode de gouvernement associant deux termes incompatibles, l’un détestable, le despotisme, critiqué par Aristote, Montesquieu, car il signifie l’absence de règles, de respect des lois fondamentales conformes à l’esprit d’une nation; l’autre respectable, «éclairé» par le progrès et le bonheur».
D’ailleurs, Hobbes n’hésitait pas à considérer que le peuple doit renoncer à sa liberté naturelle et confier son destin à un Léviathan, qui sera en mesure de gouverner «pour le bien-être de ses sujets soumis».
Serge Bianchi nous explique également un élément important. Les despotes éclairés, ont pour objectif de réformer les appareils de l’Etat. «Ils s’appuient sur des administrateurs qu’ils nomment et révoquent, sans passer par les corps intermédiaires (parlements, représentations des corps sociaux). Ils réforment les finances, l’administration, les infrastructures de leurs Etats, en s’appuyant sur des principes et des opinions publiques conformes aux principes des Lumières qu’ils partagent, et des élites qui les soutiennent», précise-t-il.

Absence de garanties suffisantes

Troublantes ressemblances donc avec l’ère post 25 juillet. Si le Président de la République s’en défend et paraphrase le général de Gaulle en déclarant qu’il ne commencera pas une carrière de dictateur à cet âge, la concentration du pouvoir aux mains d’une seule personne reste inquiétante. « Il ne suffit pas de déclarer qu’on n’est pas dictateur pour ne pas l’être », nous explique le professeur de sciences politiques et président de l’Association tunisienne d’études politiques, Hatem M’rad.
«Nous sommes en présence de pratiques despotiques actuellement. Cependant, Kaïs Saïed n’a toujours pas clarifié sa vision. Il est resté flou sur ses intentions».
Pour notre interlocuteur, le Président de la République est certes acclamé et applaudi par une large partie de la population, mais avoir une quelconque légitimité populaire ne signifie pas que ce qu’il fait n’est pas dangereux.
«Notre seule garantie en ce moment, c’est le Président de la République lui-même, elle réside dans sa déclaration d’intention, analyse Hatem M’rad. Son intention peut être bonne certes, mais ce qui peut être une bonne intention de son point de vue, peut, finalement, s’avérer mauvaise».
Outre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, le professeur de science politique estime que le Chef de l’Etat s’est approprié «un pouvoir constituant».
«En l’absence d’une Cour constitutionnelle, il devient l’unique interprète de la Constitution, précise Hatem M’rad. Lorsqu’il congédie le gouvernement et gelé le Parlement, il a en fait créé de nouvelles règles constitutionnelles qui n’existaient pas».
Dans son ouvrage, le chercheur Serge Bianchi rappelle qu’à travers l’Histoire les « despotes éclairés sont finalement incapables de respecter les principes et les règles des débuts de leurs règnes, incarnant les contradictions fondamentales entre «despotisme» et «Lumières».

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