La romancière française Anne Lortho, à La Presse : «J’avais envie de parler de ce que signifie être aveugle, de donner à penser… »

 

Poète d’abord et auteure de divers recueils de poèmes, dont notamment “Histoires de corps” et “Froissements”,  Anne Lorho s’est illustrée aussi, à la dernière rentrée littéraire,  par la publication  d’un très beau roman, “L’aveuglé” (Paris, Mercure de France), profondément imprégné de  poésie, mais aussi de ses préoccupations quotidiennes d’enseignante spécialisée à l’Institut des jeunes aveugles, à Toulouse où elle vit. Romancière de grand talent, publiée par l’un des éditeurs de France les plus convoités, elle nous parle ici de son roman favorablement accueilli par les lecteurs et la critique littéraire et journalistique et que nous avons eu plaisir à vous présenter dans La Presse de Tunisie, dans sa livraison du samedi 10 décembre dernier.  Interview :

On vous a connue comme poète et soudain vous avez surpris votre public de lecteurs par un roman qui a marqué la rentrée littéraire de septembre dernier ?

Oui, j’ai en effet écrit quelques recueils de poésie, avant de me lancer dans un roman. Là, j’ai voulu explorer la forme longue, la narration. En poésie, tout se passe en deçà du sens, ou au-delà, disons que le sens est secondaire, c’est avant tout une aventure de la langue, des mots, là je voulais essayer l’inverse, entrer dans une histoire, la mener jusqu’au bout.

En même temps, dans ce roman, il y a des traces de poésie, des sortes de parenthèses, des pauses dans la narration, comme par exemple quand le personnage parle du bleu, ou du vert, il a vu jusqu’à l’âge de 9 ans, alors il a des souvenirs des couleurs, et ça le fait rêver. Ou quand il parle de la nuit. J’ai vraiment eu envie d’avoir une écriture à la fois empreinte de poésie et de moments plus toniques : je mélange le langage parlé, le langage ordinaire, le langage soutenu, c’est fonction de ce qui vient à la tête du personnage.

« L’Aveuglé » est-il un roman entièrement fictif ? Comme vous travaillez dans le milieu des non-voyants, auriez-vous puisé certains constituants de votre roman dans le vécu de ces non-voyants ?

Oui, bien sûr, j’ai puisé des anecdotes, je suis professeur de braille depuis 25 ans, j’ai côtoyé beaucoup d’aveugles. D’ailleurs, je suis allée chez des aveugles les interviewer, l’appartement de Guillaume est à la mesure de l’un des appartements que j’ai visités : une sorte de désordre étonnant. En même temps, la personne que j’étais allée voir (merci à elle) s’y retrouvait parfaitement ! Ça m’a beaucoup marquée. Ou je pense à une autre anecdote : à un moment, Guillaume se fait perdre dans un jardin par des camarades indélicats, au collège. Ça aussi c’est puisé dans le réel, c’est arrivé à une jeune fille qui était en souffrance dans son collège, malmenée par les autres, j’ai voulu lui rendre hommage en racontant cela. Autre exemple : une élève, alors que j’animais un atelier d’écriture sur les émotions, a raconté ce qu’elle a ressenti à son réveil d’aveuglé à l’hôpital, c’était très marquant ce récit, du coup, touchée par cela, j’ai inventé un réveil à l’hôpital.

Quant au fait que Guillaume n’a pas de nez, c’est tout à fait fictif, je ne connais pas d’aveugles sans nez. En fait, je voulais travailler sur la monstruosité, mais je ne voulais pas qu’elle soit liée à la cécité, pour ne pas stigmatiser les aveugles, ils l’ont suffisamment été dans la littérature ! Pour les étrangetés de Guillaume, par exemple, c’est là aussi complètement fictif. Je ne connais aucun aveugle qui mange des sauterelles !

Est-il vraiment aisé pour la romancière que vous êtes d’adapter des aspects de la réalité à sa création fictionnelle ?

J’ai en effet utilisé ce que je connaissais de la déficience visuelle et plus particulièrement de la cécité pour le mettre au service de la fiction. En fait, je ne me suis pas sentie prisonnière de ce que je connaissais de la cécité, au contraire, ça me permettait de me sentir à l’aise sur le sujet, et c’était précieux, même si j’ai, à la faveur de cette écriture, découvert des choses. Juste un exemple : l’une de mes élèves, une jeune fille aveugle de naissance, enregistrait à tout bout de champ des bribes de conversations, des bruits, parfois on la rencontrait dans les couloirs, elle se repassait ces bribes avec beaucoup de plaisir, je ne comprenais pas trop ce qu’elle faisait. En écrivant «L’aveuglé», j’ai revisité cela : ces bribes sonores étaient sa banque d’images à elle, ses photos, des photos sonores ! je n’y avais jamais pensé, c’est en écrivant ce roman que ça m’est venu, maintenant je trouve ça tellement évident ! Alors mon personnage aussi le fait, il prend des photos sonores…

Pourquoi avez-vous préféré donner la parole à votre personnage tout au long du roman en vous retirant dans le silence en tant qu’auteure ?

J’ai vécu avec mon personnage, je me suis complètement mise à sa place, tout ce que je faisais, je le faisais avec lui, avec sa perception, et c’était un grand plaisir, une expérience extraordinaire, j’ai vraiment découvert le plaisir de l’écrivain. Durant des mois et des mois, je me suis mise à sa place où que j’aille. Il m’a vraiment accompagnée, ou c’est moi qui l’ai accompagné !!! Du coup, ça m’a été naturel de dire « je ». Je me suis d’ailleurs aperçue que je connaissais une part de la vie d’un aveugle, mais seulement une part, pas ce qui fait la perception du monde dans une sorte de quotidien sensoriel, ça demeurait une énigme. Alors j’ai essayé de le faire mien, de m’y baigner, totalement, avec une espèce de fascination, le monde des bruits, entrer dans un bar et se demander ce que ça fait d’entrer dans cet univers sonore et olfactif sans la vue, marcher dans la rue, être dans un aéroport, dans une soirée hyper animée sans connaître personne, car il débarque ainsi chez une femme, une femme dont il tombera amoureux, Carol. Alors j’entrais dans un bar de sa façon à lui ou de ce que je m’en imaginais, et j’écrivais ce que je sentais, ce que j’entendais, ce que ça me faisait. Si je n’avais pas dit « je », je crois que je me serais moins baignée dedans.

Votre héros est double, il s’appelle en vrai Guillaume et se fait appeler William. Il a un être malheureux, complexé, mais un paraître gai, bon-vivant. Vous avez très bien exploité ce dédoublement ou cette scission intérieure, mais pour quelle vraie raison avez-vous décidé de façonner un personnage-double, les non-voyants avec qui vous travaillez développent-ils en eux-mêmes, vu leur handicap, du doublement ?

Je suis persuadée, quand on est né « normal » et qu’on devient handicapé, qu’il y a, en effet, une forme de scission. J’imagine que, lorsqu’on entre brutalement dans le handicap, on devient comme étranger à soi-même, on est double, et à plus d’un titre. J’ai voulu insister là-dessus, mettre en lumière cet aspect, Guillaume parle de « seconde naissance ». Il y a celui qui a vu, celui qui ne voit plus, celui qui habitait en France, celui qui habite à New York, celui qui s’appelle Guillaume, celui qui s’appelle William. Même la machine qu’il crée (car il se découvre des velléités artistiques) est un double. Il y a également le personnage sérieux à la banque et le personnage complètement extravagant, avec toutes ses bizarreries.

Pour votre personnage, la question du sexe et ses relations avec des prostituées comptent beaucoup. Peut-on y voir dans cette quête une recherche de reconnaissance, d’amour et peut-être même d’une certaine identité perdue ou troublée ?

Oui, en fait, ce n’est pas toujours simple pour les personnes handicapées d’avoir une sexualité, ce n’est pas simple de rencontrer une femme quand on est aveugle, sans nez… Les aveugles sont très discrets sur la question, ils n’en disent pas grand-chose, alors du coup, j’avais un boulevard pour imaginer ce que je voulais !! La quête amoureuse, sexuelle est importante pour nombre d’entre nous, pour lui, ça l’est en tout cas. Et bien sûr qu’il cherche à se faire aimer, peut-être au même titre, là aussi, que tout un chacun ! Il a une relation assez forte avec une prostituée, Lucy. C’est vrai que d’un rendez-vous à l’autre,il exprime son besoin d’être aimé, déplacé sur le corps.

En même temps, les relations tarifées ne le satisfont pas, il cherche autre chose et va s’inscrire sur un site de rencontres. C’est le début d’une autre aventure, sur ces sites, il s’invente une identité, là aussi on peut y voir une quête d’identité. Pourtant, je ne parlerais pas vraiment d’identité perdue, plutôt d’une sorte d’exploration, il se donne la possibilité de rêver en s’inventant un personnage.

Vous parlez d’identité troublée, sans doute, car la survenue du handicap ne peut que troubler, même si nombre de personnes, dans la vraie vie, s’en débrouillent parfaitement bien !!! J’ai de très nombreux exemples autour de moi.

Guillaume-William parle toujours de lui-même et de sa situation avec dérision ou même quelquefois avec un humour noir cachant sa désespérance. Pourquoi avez-vous donné à votre personnage ce mode d’expression au lieu, par exemple, d’une énonciation directe de la tristesse ?

Je ne voulais surtout pas du pathos, je ne voulais pas extirper la petite larme, et puis j’aime l’autodérision, je crois que c’est une grande force. Les aveugles ont beaucoup d’humour, de distance avec leur handicap (du moins certains), j’ai des anecdotes savoureuses avec des amis aveugles, ils se moquent d’eux-mêmes, quitte à légèrement dérouter les voyants. J’aime beaucoup ce trait de personnalité des personnes aveugles, et je voulais en dire quelque chose, le transcrire dans l’écriture, dans le ton. Guillaume est un personnage un peu râpeux, un peu heurté, heurtant, à d’autres moments drôle, émouvant, parfois triste, il a de multiples facettes.

Votre personnage autour de qui s’articule tout votre roman développe des bizarreries étonnantes telles prendre des bains de cheveux de femmes, avaler tout crus des insectes vivants, manger un ver de terre, porter des bas de femmes sous ses pantalons, s’habiller en dandy, etc. Pourquoi avez-vous préféré le concevoir dans un registre si loufoque ?

Je me suis beaucoup amusée à créer un personnage singulier.

Il y a beaucoup de témoignages magnifiques de personnes aveugles, je ne voulais pas aller sur ce terrain, mais être vraiment dans la fiction. Alors j’ai laissé la fantaisie s’exprimer.

Par exemple, en effet, Guillaume mange des insectes. En fait, ça m’horrifie un peu cette idée, et pourtant, il paraît que c’est la nourriture d’avenir !!! Guillaume est en avance sur son temps ! Finalement, avec les bizarreries de Guillaume, je me suis aperçue que je balayais tous les sens, pour le toucher : les cheveux, les bas et les vêtements choisis avec un soin inouï, pour les odeurs du jasmin et de la fleur d’oranger (le parfum de la danse), pour les sons, sa façon de sentir le trajet des voix dans son corps, sa capacité à interpréter les silences, la musique. Et pour le goût, les insectes. J’aurais pu choisir un beignet et décrire la façon dont il s’en délectait, j’ai eu envie de parler de quelque chose d’inhabituel, de faire une surenchère d’étrangetés, et puis ça m’a amusée, un peu horrifiée, j’en avais de petits frissons, imaginer une sauterelle sauter dans la bouche, un ver de terre et son goût, ça donnait du relief au personnage, et puis c’est sûr, aucun risque que quelqu’un se reconnaisse !!! En fait, toutes ces étrangetés sont pour lui une façon de compenser, de prendre sa revanche, il se sent fort d’avaler des insectes vivants, c’est jouissif, c’est un truc que personne ne fait…

A la page 143 de votre roman, votre héros dit : « Toute ma vie, j’ai rêvé d’une femme qui m’attende et quand ça arrive, je fais dans mon froc. J’ai les paupières lourdes, une terrible envie de dormir me prend, je suis paralysé » . Si l’on abordait ce rêve du côté de la psychanalyse freudienne, cette femme unique serait-elle en fin de compte la mère que cet aveuglé ne peut plus voir et qui est fortement attachée à l’enfance où il avait encore la vue ?

Pourquoi pas ? Difficile de répondre à cette question, je laisse le lecteur décider…

Derrière le plaisir littéraire que vous avez cherché à nous donner, vous semblez bien vouloir nous faire comprendre ce que veut dire « vivre dans le noir » ?

J’avais, en effet, envie de dire des choses, de parler, à la faveur de la fiction, de ce que signifie être aveugle, de donner à penser.

On m’a beaucoup dit que ça permettait de bien se rendre compte de la vie des aveugles, ça me fait très plaisir d’avoir ces retours, c’est aussi pour moi une autre façon d’exprimer mon engagement autour des personnes aveugles.

Par exemple, j’avais envie de parler des maladresses quand on intervient auprès d’un aveugle pour l’aider à traverser, même si on est animé des meilleures intentions du monde.

Pour Guillaume, trop de sollicitude est insupportable, rappelle toujours le handicap, je pense que c’est ce que vivent nombre de personnes handicapées. Guillaume s’insurge d’ailleurs « faut leur en vouloir aux handicapés » !

La solitude aussi, c’était une chose dont je voulais parler, il est des handicapés très bien intégrés, ceux-là n’ont pas forcément besoin qu’on mette en lumière quoi que ce soit, il en est de très seuls, amicalement, amoureusement, sexuellement parlant, ça me touche beaucoup.

Pour finir, vous êtes la fille du grand poète français Lionel Ray. Cette appartenance vous a-t-elle apporté au niveau de votre imaginaire et au niveau de votre écriture ?

Bien évidemment ! J’ai toujours baigné dans un univers de livres, de poésie, j’ai commencé à lire de la poésie très tôt, c’était une grande chance d’être la fille d’un poète tel que Lionel Ray !

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