L’universitaire, traductrice et poète roumaine francophone Liliana Cora Fosalàu à La Presse : «On est forgé par la langue de son pays, par la sensibilité de sa terre, par les couleurs de son ciel…»

 

Ecrite dans une langue française des plus belles et des plus pénétrantes, métaphorisée sans complication et sans hermétisme, constamment musicalisée, la poésie de Liliana Cora Fosalàu  porte dans ses profondes couches sédimentaires les lumineuses traces de son pays natal, de sa culture romanophone et de son imaginaire. Car, remarquera plus loin, avec raison, notre poète venant de Iasi en Moldavie roumaine, «on est forgé par la langue de son pays, par la sensibilité de sa terre, par les couleurs de son ciel, par la bonté et la sagesse des ancêtres, par leur silence, par la lumière du pays, par les lignes de son paysage…». Interview.

«Le temps qui passe juste à côté/en jouant avec nous à cache-cache/et que nous n’apercevons pas/(étant tout le temps trop occupés pour voir),/demain on le retrouvera/dans un cheveu devenu indiciblement blanc,/dans une ride à laquelle on n’a pas eu le temps de penser,/mais qui, elle, ne vous oublie jamais,/dans une feuille tombée à vos pieds sans raison (…)/on le retrouvera dans un cimetière/où encore un ami a décidé d’emménager…» (p. 7)

Il n’y aurait  pas de grande littérature  humaine qui ne se trouverait pas, à un moment ou un autre de sa maturation,   aux prises avec cet «obscur ennemi qui nous ronge le cœur» (Baudelaire), et «du sang que nous perdons croît et se fortifie» (Ibid.) et qui est l’implacable et péremptoire  Temps. Le temps qui continûment, sans retour, passe sur nos cœurs, nos corps et nos souvenirs. A l’instar de Baudelaire, Lamartine, Verlaine, Gautier, Apollinaire, Eluard, Aragon, Proust, Léo Ferré («Avec le temps va…tout s’en va…») ou encore Omar Khayyam et,  sûrement, bien des poètes de Roumanie, l’universitaire, traductrice et, surtout, poète roumaine Liliana Cora, a ouvert grand les pages chaudes et soyeuses de ses deux recueils de poèmes, «Le Vin. Le Temps» et «Les épreuves nécessaires», imbibés d’émotion, à cet «Oiseau de proie» (p. 40) se nichant dans la chair  (Ibid.) et faisant de nos jours consommés des «hiers sans avenir» (Ibid.).

Le thème du Temps qui «mange notre vie», métamorphose notre enfance en un rêve impossible et emporte nos amours est ici central qui  traverse de part en part la poésie au goût du raisin mûr de cette poète francophone de grand talent qui, pour écrire si bien ce Temps, apprivoiser sa dimension tragique,  le transcender et en triompher, l’habite en poète, se  laisse pénétrer par ses anciennes odeurs et ses saisons révolues, le regarde sereinement dégouliner sur son corps (P. 19), travailler sa peau (p. 26) et «rentrer dans sa chair assagie» (Ibid.), maintenant qu’elle tient  la clef du salut qui sont ces  «syllabes enchantées» dont elle compose ces morceaux aux grandes vertus métaphoriques et musicales qui disent «l’inexprimable de la blessure du temps dans l’élégie d’une mémoire qui fait du vin l’allégorie du ravissement et du vertige de l’éphémère, chanter la douceur de la vie qui s’écoule», tel l’écrit le très fin et pertinent Marc Gontard qui a rédigé avec brio les préfaces des deux recueils.

Écrite dans une langue française des plus belles et des plus pénétrantes, métaphorisée sans complication et sans hermétisme, constamment musicalisée, la poésie de Liliana Cora Fosalàu  porte dans ses profondes couches sédimentaires les lumineuses traces de son pays natal, de sa culture romanophone et de son imaginaire. Car, remarquera plus loin, avec raison,  notre poète venant de Iasi en Moldavie roumaine, «on est forgé par la langue de son pays, par la sensibilité de sa terre, par les couleurs de son ciel, par la bonté et la sagesse des ancêtres, par leur silence, par la lumière du pays, par les lignes de son paysage…». Interview.

Vous avez d’abord publié un premier recueil en Roumanie intitulé «Poeme de vreme si vin» (Le Vin. Le temps). On y trouve des pages écrites en roumain et des pages écrites en français. Est-ce que vous êtes d’abord poète essentiellement roumaine dont les poèmes sont tout simplement traduits en français par vous-même ou poète roumaine francophone écrivant  d’abord en français ?

Tout d’abord, je vous adresse tous mes remerciements pour l’attention que vous portez à ma poésie et pour la générosité de cette interview! Poeme de vreme si vin. (Le Vin. Le temps) est mon premier recueil bilingue publié en Roumanie. Sinon, j’avais publié avant en roumain deux minces recueils, moins lus, moins connus, c’est vrai, Timpulcandva [Le temps jadis] en 2006 et Plînsuldininimalunii [Les pleurs au cœur de la lune], en 2008, les deux aux éditions Timpul de Iași. En fait, je suis Roumaine par naissance, poète par bénédiction, si j’ose le dire, et francophone, oui, par profession et plaisir ! Mais je crois que tout poète est poète par un don qui lui a été imparti, dont on lui a fait grâce, et il parle la langue de la poésie, qui, pour se faire comprendre, doit être traduite dans les langues que nous parlons. Il y a un poète roumain que j’aime énormément, Lucian Blaga, qui parle du poète comme d’un traducteur. Celui qui traduit en sa propre langue (quelle qu’elle soit) ce que la poésie lui chuchote en une langue unique… Mais pour répondre de plus près à votre question, j’avoue que j’écris tantôt en roumain, tantôt en français, c’est selon le moment, l’inspiration, le ressenti, selon ce que j’entends dans mon esprit. Dans le sens qu’il y a des poèmes qui s’écrivent de par eux-mêmes en roumain d’abord, ou bien en français. Je traduis rarement mes textes.

Quand on est poète francophone en Roumanie, pourrait-on avoir beaucoup de lecteurs ? La francophonie occupe-t-elle une grande place dans la vie des Roumains ?

Non, écrire en français n’augmente pas le nombre des lecteurs, de toute façon, pas en Roumanie. On reste plutôt dans un cercle formé d’amis, de collègues, d’étudiants, mais on donne à la poésie, aux livres, les ailes pour un possible envol vers d’autres espaces…, qui sait ?! La place de la francophonie diminue, malheureusement, en Roumanie, comme dans d’autres pays, c’est une vérité connue, la globalisation passe par l’anglais, n’est-ce pas ?! Globalisation, américanisation, diminution…

Vous avez intitulé votre premier recueil «Le Vin. Le Temps». Dans la vision poétique qui sous-tend votre création littéraire, ces deux éléments se complètent ou s’opposent ? «L’histoire du vin» serait-elle aussi, dans votre œuvre, «celle du temps qui passe», comme l’écrit votre préfacier?

Il y a entre le vin et le temps une relation plus évidente à certains niveaux, plus subtile à d’autres, et (au moins) un sème commun, l’écoulement, la fluidité. Le vin qui coule, le temps qui coule. Mais à la base c’est le fait de se laisser travailler par le temps. Il n’y a pas de vin en l’absence du temps : le temps des saisons et travaux spécifiques (inséparables du temps qu’il fait), le temps des vendanges et de la vinification, le temps de l’élevage du vin, de sa maturation, de son vieillissement (ou pas), le temps de la fête, partout le temps dans le vin, autour du vin, au cœur de son histoire, de son devenir. Comme dans la vie de l’homme. Car, dans mon recueil, au centre c’est l’homme, l’être humain qui tisse son histoire en relation avec cet élément culturel et civilisationnel auquel nous accordons une très grande importance, le vin. Il est l’illustration vivante (en fait il vit) d’une métamorphose, pensez au raisin, regardez le vin. Le vin resplendit de beauté, d’images, de signes et symboles, c’est pour cela que je l’adore et que je le considère comme essentiellement poétique. Un fait artistique par excellence. Il est soumis au temps, à ses déboires, comme l’homme…

Comme dans la poésie de Baudelaire, le temps est fort présent surtout dans votre premier recueil précité, mais aussi dans votre 2e recueil «Les épreuves nécessaires» composé seulement en français. Ce grand poète du 19e siècle vous a-t-il seulement influencé un peu ou a-t-il été toute une source d’inspiration pour vous ?

Baudelaire a été mon phare, tout comme les artistes énumérés dans son poème Les Phares l’ont été pour lui. Je lui dois énormément dans mon devenir. Je ne saurais me rapporter à la poésie, à la littérature française du XIXe siècle, à la modernité littéraire, à bien des choses artistiques encore, en l’absence de Baudelaire. J’aime croire que sa poésie, sa sensibilité ont œuvré en moi le long du temps. Et pour refaire un lien temporel plus concret, pour dire aussi que je crois aux signes qui sont lancés sur notre parcours (il faut, pour les voir, ouvrir les yeux, le cœur, l’esprit), j’évoque ici —quel bonheur que de pouvoir le faire, merci à vous !— un souvenir, vous verrez son importance pour moi : j’étais à Orléans pour une mobilité scientifique, jeune assistante universitaire, il y a très longtemps. J’entre dans une librairie (la première à cette occasion), j’achète le premier livre lors de ce stage français. Vous devinez quel livre : le plus célèbre recueil de poésie de tous les temps : Les Fleurs du Mal. Je n’étais pas encore inscrite en doctorat, mais tout de suite j’avais su que ce serait Baudelaire !

Il y a dans votre poésie comme un hommage rendu au vin  par plusieurs vers mais aussi par les dessins de Daniela Sàlàjan qui illustre votre premier recueil.  Qu’est-ce qui en vous pourrait justifier un tel hommage qui pointe dès le titre de votre livre et dès sa couverture empruntant délibérément la couleur du vin ?

Vous savez que les étapes de notre existence sont marquées par certains repères, par des expériences particulières, des rencontres et passions, préoccupations, le tout œuvrant dans le sens de notre devenir, de sa complexité. A l’époque où j’ai écrit ce recueil, je me passionnais pour le vin. En fait, il fait partie de mes préoccupations professionnelles. Je suis membre de la Chaire Unesco «Culture et Traditions du Vin». Je m’intéressais à tout ce qui avait trait au vin. Et lui, il m’a récompensée, il m’a inspirée pour écrire ce beau recueil, je dois reconnaître qu’il a été très aimé et apprécié. Par ses très belles illustrations, Daniela Salajan a beaucoup contribué à la réussite du recueil, paix à son âme ! Nous serions étonnés d’apprendre combien d’éléments se rejoignent dans le vin : la terre, le soleil, l’air, l’eau, et l’homme toujours, rien sans lui! Le vin (le raisin) est tout un univers. Et pour parler du vin, il faut faire référence à la géographie, à l’histoire, à la religion, à l’économie, à la chimie, à la climatologie, à la médecine, etc. C’est un fait culturel d’une complexité fascinante. C’est cela qui m’a séduite dans l’histoire du Vin!

Il y a un «Je» très présent dans votre poésie et autour duquel semblent s’organiser tous vos poèmes souvent lyriques ou même élégiaques. Cette première personne du singulier serait-elle seulement lyrique (juste un «je» textuel pour porter les sentiments exprimés) ou serait-elle aussi autobiographique, c’est-à-dire que vos poèmes parlent finalement de vous-même, de votre personne et de votre vie  ?

J’assume ce “je” comme ce qu’il est, dans sa vérité, dans son authenticité. Et si, quand je parle de mes expériences, de mes rêves, de mes tourments, de ma présence au monde, celui qui lit peut s’y reconnaître, ou, au moins, éprouver une émotion similaire à celle qui a été à l’origine du texte, tant mieux, on est ensemble plus près de l’état de poésie. Je crois à la poésie qui a cette capacité de toucher le lecteur, de ne pas le laisser indifférent. Une telle poésie doit émaner d’une source profonde, authentique, sincère. On ne peut être vrai que lorsqu’on parle de choses que l’on connaît, que l’on a éprouvé. C’est mon point de vue, je l’exprime avec modestie et humilité.

Vous faites aussi, en plus de la poésie et de l’enseignement universitaire des littératures française et francophone, de la traduction. Ainsi avez-vous traduit du français au roumain entre autres «Jasmin noir», le roman de la jeune romancière tunisienne francophone très prometteuse Wafa Ghorbel. Quel est pour vous l’intérêt de cette traduction ?

Avant l’intérêt, c’est l’amitié. Il y a une solidarité entre les universitaires, comme il devrait y avoir entre nous tous, d’où que nous venions. Je suis pour l’ouverture, pour la solidarité, pour la littérature, bien sûr ! Avant le roman de Wafa Ghorbel, j’avais traduit celui de Kaouther Adimi, «Nos richesses». Je m’intéresse à la littérature francophone du Maghreb, aux littératures francophones d’Afrique. Faire connaître à mes étudiants des romanciers contemporains, des romancières prometteuses, est l’un de mes objectifs professionnels. Comme Iasi est une grande ville universitaire ayant aussi plusieurs maisons d’édition, on essaie de construire des ponts. Une collègue qui est aussi directrice des Editions Junimea a créé récemment une collection qui devrait promouvoir ces littératures. Pour revenir au roman que j’ai traduit, «Le jasmin noir» [Iasomieneagra], j’ai considéré que le talent de Wafa Ghorbel vaut bien d’être connu et promu ! Ce texte m’avait beaucoup émue. J’attends ses autres romans, ce sera encore plus émouvant, fort et intéressant ! Je les ai lus, la traduction pourrait bien s’ensuivre, on l’espère.

Ce qui fait votre poésie c’est aussi sa musicalité. Partout, il y a des figures musicales telles notamment l’assonance, l’allitération et la rime. Il y a sûrement un beau travail qui est conduit sur les sons pour créer toute cette harmonie sonore, cette rencontre agréable des sons et des syllabes. Ce qui rapprocherait vos vers des paroles de chansons et les habilite à être chantés. Avez-vous eu l’intention de faire interpréter vos poèmes par des chanteurs ?

La poésie est un chant (un murmure, un écho, une musique). Les romantiques et les symbolistes ont bien mis en valeur ces vertus musicales du mot, des mots, de la parole à l’origine, questions très connues et respectées depuis l’Antiquité déjà. Non seulement que je me suis formée à l’école des romantiques français, j’ai été séduite par la suite par les théories mallarméennes sur l’expression poétique (la quête de la perfection, le haut langage, la musique dans les mots), mais j’ai toujours cru à la poésie où le sens et la forme se marient parfaitement, jusqu’à n’en faire qu’une, par le truchement d’une forme d’expression ayant trait à la musique, musique en soi, pourquoi pas ?! Non, jamais je n’avais pensé à faire interpréter mes poèmes par des chanteurs, car je les entendais chanter de par eux-mêmes. Mais je n’aurais rien contre, si quelqu’un me le proposait un jour. La poésie est ouverte, accueillante. Merci à vous pour avoir bien lu et entendu mes poèmes, c’est un plaisir !

Vos deux livres sont préfacés par le grand spécialiste français de littérature francophone et romancier Marc Gontard. Comment vos poèmes lui sont-ils arrivés pour qu’il les préface avec autant d’enthousiasme et brio ?

J’ai eu la chance de connaître le grand professeur Marc Gontard lors d’un stage de recherche à l’Université Rennes II-Haute Bretagne, en 2008. Les liens se tissent sans difficulté entre des gens qui se correspondent, pour ainsi dire. (A l’époque je ne savais pourtant pas qu’il était aussi romancier, lui, il ne savait pas que j’écrivais de la poésie). «Des histoires» (BSN Press, Lausanne, 2014) est mon premier recueil préfacé par Marc Gontard. Les deux autres par la suite. Je lui en sais gré, c’est si bon et si important que de se savoir accompagné dans cette aventure de la publication par des gens si généreux, pour ne plus parler de leur professionnalisme !

L’image est très importante dans votre poésie. Il n’y a presque pas de vers sans image. Tout est soigneusement construit sur l’image souvent brève et claire, jamais hermétique ou compliquée. Devez-vous cette «imagerie» poétique si fine et élégante à la poésie de votre pays ?

Oui, vous avez parfaitement raison, mais une partie de la réponse se retrouve, je crois, dans la partie consacrée à la musique, aux vertus musicales de ma poésie. C’est pareil pour l’image. Avec la musique, l’image confère une voix à la poésie, une personnalité, une force (si fine, diaphane soit-elle). Je n’écris pas facilement, souvent la clarté est le fruit d’une quête, parfois d’une recherche ardue, compliquée ! Mais cela ne doit pas se voir, même pas transparaître. Oui, je suis sûre que la poésie de mon pays est là, dans mon «imagerie», comme vous le dites, dans la musique de mes mots, dans la transparence et la finesse des images, si modeste soit ma présence à la poésie. On est forgé par la langue de son pays, par la sensibilité de sa terre, par les couleurs de son ciel, par la bonté et la sagesse des ancêtres, par leur silence, par la lumière du pays, par les lignes de son paysage, il y a tous ces fils et liens dedans, une signature, une grâce dont les poètes sont les bienheureux et humbles porteurs. Qui ne gardent rien pour eux. Car la poésie est passage, partage, chant, murmure, don en transmission.

Par quels mots voudriez-vous clôturer cet entretien ?

Merci infiniment d’avoir partagé avec moi votre temps, merci pour votre générosité, pour l’intérêt que vous portez à mon écriture, à ma poésie, à mon pays. Et sachez que j’ai la Tunisie dans mon cœur, c’est un secret dorénavant libre à circuler.

Liliana Cora Fosalàu, «Poeme de vreme si vin. Le Vin. Le Temps», Iasi, Roumanie, éditions «Junimea», 2015, illustration de Daniela Sàlàjan, préface de Marc Gontard et de Daniel Cristea-Enache, ISBN 978-973-37-1893-2. Et «Les épreuves nécessaires», Iasi, Roumanie, éditions «Timpul», 2019, préface de Marc Gontard, ISBN 978-973-612-751-9.

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