Abdeljelil Bedoui, économiste, à La Presse : “Pour transformer le modèle de développement, il faut se débarrasser du concept de la neutralité de l’Etat”

Après 2011, de nombreuses voix se sont élevées pour appeler à la transformation du modèle de développement économique qui a atteint ses limites. Cependant, ces appels sont restés lettre morte. L’inaction des gouvernements qui se sont succédé a ôté tout espoir de transformation concrète. Or, changer de modèle économique n’est pas sorcier. C’est, en tout cas, ce qu’a affirmé le professeur et économiste Abdeljelil Bedoui, qui estime que la révision du modèle de développement constitue le seul moyen d’accroître l’épargne et l’investissement. 

Intervenant lors de la table ronde organisée par le Ftdes pour présenter l’étude intitulée «La problématique du financement de l’économie tunisienne»,  le professeur Abdeljelil Bedoui est revenu sur les causes des difficultés de financement qui caractérisent l’économie tunisienne et qui se déclinent selon deux dimensions, structurelle et historique.

Pour lui, la dimension historique consiste en l’héritage colonial que la Tunisie a dû traîner comme un boulet à l’aube de son indépendance et qui a donné lieu à une économie exsangue après des années de dilapidation de ses richesses. «Durant la période coloniale et  dans le cadre de la division agrominière du travail, le transfert des richesses est effectué vers les centres de développement occidentaux et en particulier français. La fuite des capitaux a pris une ampleur inédite à la veille mais aussi au lendemain de l’indépendance parce que les colonialistes ont anticipé l’indépendance du pays et, donc, ils ont accéléré le transfert des richesses vers l’extérieur. Cela a été poursuivi jusqu’à la création de la Banque centrale et le dinar tunisien», a-t-il expliqué.

Ainsi, après son indépendance, la Tunisie, qui était dotée d’une faible capacité de financement, a dû faire appel au financement extérieur, y compris français, pour faire face aux défis de développement et réaliser ses projets économiques. «Et depuis, le recours au financement extérieur est devenu un instrument de perpétuation des relations de dépendance», a-t-il commenté.

Un modèle de développement extensif…

Selon Bedoui, cet héritage a été par la suite perpétué via  un modèle de développement extensif qui «limite la base productive de la richesse». «Pendant plus de 50 ans, le pays est resté spécialisé dans les projets qui nécessitent de façon intensive des ouvriers faiblement qualifiés et travaillant avec des salaires bas. Du fait même de notre type d’insertion internationale, ce modèle a limité notre capacité à créer la richesse. Or, on ne peut pas améliorer l’épargne si on ne procède pas à une création continue et accélérée des richesses», a-t-il enchaîné.

De surcroît, l’ouverture ascendante a permis un transfert croissant d’une part importante des richesses produites qui sont déjà limitées. «Si on veut accroître l’épargne et l’investissement, il va falloir revoir le modèle de développement», assène le professeur. Est-il, aujourd’hui, possible de revoir le modèle économique de la Tunisie, dans ce même contexte économique difficile ? A cette question, Bedoui répond que pour transformer le modèle du pays, il faut commencer d’abord par se débarrasser de quelques concepts dogmatiques, notamment la neutralité de l’Etat, au nom duquel le Tunisie a renoncé à toute politique sectorielle. «L’Etat doit intervenir. Il peut le faire par le biais d’un code d’investissement qui oriente les ressources vers de nouvelles productions plus denses dans l’usage de la main-d’œuvre qualifiée et dans l’usage d’une technologie améliorée. Il peut le faire lui-même, ou en accordant des avantages fiscaux et financiers aux investisseurs qui s’orientent vers les projets novateurs. Ceci est possible grâce à la révision de la loi sur l’investissement. Quand on dit qu ‘il faut changer de modèle, ce n’est pas sorcier. Il suffit d’orienter l’affectation des ressources vers de nouvelles activités qui élargissent la base productive de l’économie», a-t-il indiqué dans une déclaration à La Presse.

L’amélioration du financement de l’économie passe par la réforme des banques

Bedoui a souligné la nécessité  d’améliorer le rendement du secteur bancaire afin d’améliorer sa participation au financement de l’économie tunisienne, d’autant plus que la part des crédits dans le PIB ne dépasse pas les 80%. Un simple benchmarking révèle, selon l’économiste, une marge de manœuvre à exploiter. «Un pays comme  le Maroc dépasse largement ce taux. C’est le cas, aussi, des pays qui ont réussi leur développement. Il y a une marge de manœuvre à exploiter moyennant une réforme en profondeur du système bancaire», a-t-il poursuivi. Il a ajouté que cette réforme peut être concrétisée si on arrive à résoudre les problèmes de dispersion et de gouvernance. In fine, cette réforme devra améliorer la contribution du système bancaire au financement de l’économie surtout que plus de 80% de ses ressources ne sont pas orientées vers le financement des PME qui représentent 90% du système productif. «C’est un système qui alimente un secteur réduit, de rente. Et ces rentiers sont devenus les dirigeants et les processeurs du système bancaire. Il y a beaucoup de marge à exploiter, en ce sens. Mais l’essentiel reste la nécessité de revoir le modèle de développement», a-t-il conclu.

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