Précarité de l’emploi en Tunisie | Mustapha Boubaya, expert et consultant en management : «La précarité des emplois est injustifiable, voire inacceptable même en temps de crise »

 

Les pouvoirs publics restent les mieux outillés pour lutter contre la prolifération des emplois précaires, en traitant patiemment les conditions indécentes de travail et de vie dans de nombreux secteurs d’activité, y compris l’emploi précaire des femmes dans les champs agricoles de certaines régions.

La précarité renvoie à l’embauche sans contrat de travail, de façon occasionnelle et à des conditions incertaines de santé et de rémunération des travailleurs, avec une instabilité de leur situation et la possibilité de les renvoyer ou les révoquer sans garantie, à tout moment, souligne Mustapha Boubaya, expert et consultant en Management des projets, entrepreneuriat & développement des entreprises. Ce qui est bien différent de l’activité de sous-traitance, qui est le plus souvent une activité organisée et joue un rôle économique d’appui à toutes les autres activités économiques sectorielles, en apportant un soutien précieux aux entreprises et à toutes les institutions quand elles ont besoin de sous-traiter des activités ou missions, au gré des aléas et des circonstances.

Proportions inquiétantes

Par contre, la précarité des emplois est injustifiable, voire inacceptable même en temps de crise, dans un pays où les employés sont couverts, depuis plus d’un demi-siècle, par une législation du travail et sont protégés par un système d’assurance et de sécurité sociale.

Sachant que le travail précaire existe dans tous les pays, y compris ceux dits développés, avec des formes de précarité en constante évolution, inventées par des employeurs qui se mettent délibérément en marge des législations précitées et exploitent toute lacune à cet égard, ou toute opportunité de gains supplémentaires, aux dépens des intérêts de leurs employés.

«Ce qui est à la limite de la décence et c’est ce qu’a voulu dénoncer à haute voix le Président de la république. Un phénomène d’indécence qui, certes, n’est pas nouveau, mais qui prend des proportions inquiétantes en période de crise et de faible croissance économique, comme c’est le cas de notre pays depuis une douzaine d’années et qui s’est aggravé depuis la pandémie Covid-19, affirme l’expert.

L’emploi précaire étant «habituellement défini par l’incertitude sur la durée de l’emploi, l’éventualité d’employeurs multiples ou d’une relation de travail déguisée ou ambiguë, l’absence d’accès à la protection sociale et aux avantages habituellement associés à l’emploi, une rémunération faible et des obstacles juridiques et pratiques considérables pour adhérer à un syndicat et négocier collectivement», poursuit-il.

D’un autre côté, l’expert pense que la sous-traitance est bel et bien une activité économique existant dans quasiment tous les métiers, dans tous les secteurs et dans tous les pays. «Elle n’est pas elle-même, à proprement dire, un secteur d’activité, même s’il existe des «entreprises de main-d’œuvre» et des «agences de travail temporaire» faisant partie du secteur des services et qui rendent bien des services aux autres secteurs économiques, tout comme au secteur public ou étatique».

La précarité relève plutôt de l’économie informelle

Par ailleurs, Boubaya pense qu’une étude d’évaluation préalable aurait permis de cartographier l’ampleur des métiers de la sous-traitance et d’évaluer, en même temps, la criticité du phénomène de précarité des emplois, aidant ainsi la prise de décision par les pouvoirs publics, quant aux solutions idoines pour traiter la précarité, sans risques d’impacter négativement la sous-traitance en tant qu’activité de soutien aux autres activités économiques.

Il estime «qu’on a l’impression qu’on veut lutter contre le travail précaire en supprimant le travail temporaire, et afin de supprimer le travail temporaire ou occasionnel on envisage d’interdire les contrats de sous-traitance». Or, précise-il, l’économie a besoin du travail temporaire et de la sous-traitance, dans tous les secteurs d’activité productive, et envisager de supprimer le premier en interdisant la seconde ne relève pas d’une démarche rationnelle, et c’est même contraire à la fois au besoin de flexibilité du marché du travail ainsi qu’aux multiples contraintes de saisonnalité et de variation de l’activité économique dans tous les secteurs ».

Rappelons que la précarité relève plutôt de l’économie informelle, même si on peut trouver des cas également dans certaines activités organisées et dans le secteur public. Mais, dans l’économie organisée, la précarité se limite au «caractère temporaire» des contrats de travail, et se caractérise marginalement par l’absence de protection sociale ou une faible rémunération.

Et si, « on retrouve une certaine précarité dans les contrats de sous-traitance au sein de l’économie organisée, c’est parce que la sous-traitance est par définition limitée dans le temps. Et ce caractère temporaire des emplois de sous-traitance, exprimé par les contrats à durée déterminée (CDD), ne doit pas être considéré comme une anomalie, puisque c’est la nature même des activités temporaires de sous-traitance ». L’expert précise que  la précarité n’est pas fondamentalement liée à la durée incertaine de l’emploi, mais à d’autres facteurs.

Et il suffit pour s’en convaincre de citer le cas édifiant des employé(e)s agricoles, s’agissant d’un travail quasi-permanent et précaire en même temps, dans la mesure où il est caractérisé par un défaut de contrat de travail, une faiblesse de rémunération, une privation d’assurances sociales, l’absence de protection pour travaux manuels, l’insécurité du transport, la mobilité entre multiples employeurs et l’absence d’avantages ou de primes compensatoires de la pénibilité.

Selon les propos de notre interlocuteur, le travail temporaire sous CDD est une modalité d’emploi pleinement consacrée par le Code du travail, parce qu’elle est indispensable dans une multitude de situations : travail de premier établissement, travaux neufs, travail généré par un surcroît provisoire d’activité, nécessité de remplacer des employés permanents indisponibles ou suspendus, travail urgent, activités saisonnières ou ponctuelles…

D’un autre côté, l’interdiction de la sous-traitance n’est pas dans l’intérêt économique des entités publiques, ni pour l’Etat lui-même et pas davantage pour les employés des entreprises sous-traitantes, pour de multiples raisons objectives. En effet, la menace de suppression des contrats de sous-traitance provoquerait une inquiétude au sein des entreprises concernées, qui pourrait les amener soit à renoncer de traiter avec les entités du secteur public, soit à connaître des conflits sociaux pour risque latent de licenciement de personnels. L’autre raison consiste en l’impact imprévisible et insupportable de ces recrutements sur des finances publiques en difficulté, du fait de l’augmentation inévitable de la masse salariale dans un contexte où il est attendu que cette masse évolue à la baisse, aussi bien pour l’Etat que pour les entreprises publiques  et enfin le nombre imprévisible d’entreprises de sous-traitance qui, faute de pouvoir changer d’activité ou de métier, risquent de cesser leur activité quasi immédiatement, mettant au chômage des milliers d’employés, qui viendront grossir une population sans emploi estimée à près de 700.000 personnes actives.

De l’autre côté, les entreprises du secteur privé n’ont pas le choix, pour s’aligner ou non sur les prescriptions du Code du travail, puisque c’est dans leur propre intérêt de respecter les règles légales relatives à l’organisation du marché du travail et à la protection sociale des travailleurs.

Certes, « les prélèvements sociaux et fiscaux peuvent constituer un poids difficilement supportable pour les très petites et les petites entreprises, voire pour des moyennes entreprises dans les secteurs durement touchés par la pandémie Covid-19 et fortement déséquilibrés par la baisse des activités et la perte de marchés».

C’est dire enfin que « les pouvoirs publics restent les mieux outillés pour lutter contre la prolifération des emplois précaires, en traitant patiemment les conditions indécentes de travail et de vie dans de nombreux secteurs d’activité, y compris l’emploi précaire des femmes dans les champs agricoles de certaines régions », conclut l’expert.

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