Dr. Sofiène Zribi-Psychiatre: «L’anarchie est le terreau du crime et de l’angoisse»


L’insécurité est-elle une réalité ou une perception ? Loin des chiffres  et des statistiques de crime et de délinquance, le sentiment de peur généralisé prend de l’ampleur en Tunisie et s’est, encore, accentué sur fond de crise sanitaire et économique. Est-ce un effet de mode ? Comment couper le mal à la racine et rassurer les citoyens, face à ce sentiment d’insécurité qui ne cesse de grandir? Le psychiatre, Dr. Sofiène Zribi, nous donne plus d’éclaircissement sur la question.  


Cela fait un bon bout de temps que le sentiment d’insécurité grandissait chez les Tunisiens. S’agit-il du résultat d’une forte médiatisation des actes de crime et de délinquance ou réellement d’un fléau de société ?   

Depuis 2011, le sentiment d’insécurité ne fait que grandir chez le citoyen tunisien. Tout d’abord, parce qu’il vit un ébranlement de son environnement habituel. L’Etat est déficitaire, ses fonctions habituelles—qui sont la sécurité, la santé et l’éducation—sont fortement ébranlées et réduites. L’avenir paraît bouché. Il y a un changement extrêmement rapide des gouvernants qui sont tout aussi incapables les uns que les autres à résoudre la situation de crise. Le sentiment de crise à la fois politique et sociale n’a fait que s’intensifier. Dans ce contexte, les individus deviennent de plus en plus réceptifs à toutes les nouvelles et annonces relayées par les médias puisqu’ils ne voient pas le bout du tunnel et la fin de cette situation de crise. Ajoutée à cela, la donne des réseaux sociaux qui sont devenus notre sport favori où l’information échangée est travestie et partagée de façon colorée de toutes les aspérités du sensationnel et de l’émotionnel. Tout cela fait que les événements tels que les crimes, actes terroristes, etc. deviennent très importants parce que, l’individu, étant déjà sensibilisé, sa réaction est émotionnelle. Certes, elle est irrationnelle au regard du crime. Dans tous les pays du monde, il y a eu des crimes comme celui de l’assassinat de la fille à Carthage qui a fait couler beaucoup d’encre. Des crimes, il y en a tous les jours même dans les pays développés ou dans les pays sécurisés. Mais chez nous, cet état d’anticipation anxieuse de la population pour quelque chose de mauvais, cette peur que quelque chose de grave va nous arriver, est la conséquence d’un État en déliquescence, qui n’assume plus son rôle. Tout cela fait que n’importe quel événement va prendre une dimension émotionnelle, extrêmement importante. On dirait que le citoyen est dans l’attente de cet événement sensationnel, comme s’il cherche l’excuse pour avoir peur.

Le pays traverse une crise à la fois sanitaire et économique sans précédent. Les gens sont à bout de souffle et il y a un sentiment de malaise  général qui s’est installé dans la société. Est-ce que cette situation peut favoriser le développement de troubles psychiques chez les personnes fragiles ?

Je peux vous assurer que toute la Tunisie a des troubles psychiques. C’est tout le pays qui est malade. Notre société est malade. Nous sommes tous malades parce que nous vivons une situation dramatique où on ne mesure plus l’impact du délitement du lien social. On sort comme on sort dans une jungle. Si on veut sortir la nuit, mis à part quelques grandes artères, comme l’Avenue Habib-Bourguiba, on a peur de circuler la nuit dans Tunis. Si on se rend dans des lieux où il n’y a pas de concentration de police on va avoir peur, on n’est plus dans un pays où on se sent en sécurité. 

La propagation de l’épidémie n’est qu’un élément d’un contexte plus général. L’être humain a une capacité limitée à supporter le stress et le stress anxieux en particulier. Alors que nous vivons  dans une situation de stress anxieux depuis 2011. Le contexte de l’épidémie a fragilisé le tissu social et la confiance des citoyens dans le système de santé. Il a fragilisé l’éducation puisque cela  fait six mois que les enfants ne sont pas à l’école. Il a fragilisé davantage la situation des rues qui sont devenues des rues poubelles. La saleté est partout, et quand il n’y a plus de propreté, il n’y a plus de loi. Le contrat social au sens de Rousseau, c’est d’abord l’observation des lois. Or, qui personnifie la loi ? C’est l’État. Si l’État disparaît, il n’y a plus de loi et on se retrouve régi par la loi de la jungle. C’est une situation qui fait peur. Le citoyen participe par lui-même à cet état-là, en enfreignant le code de la route, en ne respectant plus les règles de la bienséance et du bon comportement social dans la rue. Le citoyen, qui n’observe plus aucune forme de loi et aucune forme de limite, ne peut plus vivre en société. La société, c’est d’abord, le vivre-ensemble, c’est-à-dire l’observation collective de loi collective. Quand la loi est en train d’éclater, bien sûr les individus les plus pervers, les moins enclins à observer les lois, se trouvent libérés, c’est comme des loups qui sont à l’affût de cette situation qui sortent et commettent des crimes. Et je vous parie que les crimes de ce genre vont se multiplier parce qu’on leur a fait de la publicité. Le pire dans un crime c’est le fait que le faire-savoir le démultiplie. 

Que faut-il faire, alors, pour rassurer les gens et apaiser cette situation de peur collective ? 

Ce qui rassure les gens, c’est la loi. Je viens, tout récemment,  de débattre avec des collègues de la question relative au système politique et de poser la problématique suivante : est-ce qu’un système dictatorial vaut mieux qu’un système démocratique? Et on s’est dit qu’une dictature est meilleure que l’anarchie et une démocratie sans loi, incapable de faire observer la loi, évolue vers une anarchie. En Tunisie, on a une démocratie. Si on veut sauvegarder cette démocratie, il faut d’abord éviter de  tomber dans l’anarchie parce que c’est elle qui appelle à la dictature.Et pour ne pas nous raccrocher à un dictateur qui nous rend la sécurité—parce que les gens vont vers la dictature par besoin de sécurité—il faut appliquer la loi. C’est-à-dire que la loi doit redevenir le centre du débat politique en Tunisie. Ce n’est pas par hasard ou pour son langage arabisant que les Tunisiens ont élu Kais Sa-ïed. Mais c’est parce qu’il a promis de faire respecter la loi. Les gens s’accrochent à Kais Saïed parce qu’il tient un langage qui leur rappelle la loi. Le peuple a besoin d’ordre. La sécurité vient par l’application juste et équitable de la loi. Donc, si on veut sortir de cette situation de marasme et de peur collective, c’est à l’Etat, de son plus haut sommet à sa plus simple base, de faire appliquer la loi partout et l’application de la loi doit être palpable et pour tout le monde. Celui qui brûle le feu rouge, qui jette son mégot par terre, est un délinquant. Celui qui fait la fête jusqu’à trois heures du matin et laisse tout un quartier éveillé ou celui qui porte le coronavirus et ne respecte pas l’auto-isolement est un délinquant. La force de la loi réside dans son application partout en tous lieux et en toutes circonstances sur tout le territoire de la République. Eh bien la démocratie peut bien réussir en Tunisie. Au contraire, si on instaure une démocratie sans lui donner la force de faire appliquer la loi, eh bien nous allons vers l’anarchie qui est le terreau du  crime et de l’angoisse et c’est le terreau dans lequel la société se délite et se disperse. 

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